Interview Maieutiste

Interview Maieutiste

Interviews 2 Avril 2020
Pour la sortie de leur album Veritas, les membres de Maieutiste ont pris le temps de répondre à mes questions. A cheval entre musique et philosophie, ce projet cryptique a accepté de se prêter à une élucidation et je remercie ses membres de ce bel effort. 

Radio Metal Sound : Depuis le premier album, il y a eu des changements dans votre line-up. Est-ce que ça n'a pas été trop compliqué pour la composition d’un projet si spécifique, et est-ce que le changement d’esthétique du groupe y est lié ?

Maïeutiste : Le line-up a en effet connu de nombreux changements, et il est toujours possible que cela se produise. Nous percevons plus Maïeutiste comme un collectif, avec toutefois un noyau dur en ce qui concerne l’écriture de la musique, les visuels, les textes. Auparavant, ce noyau était composé d’Eheuje et Keithan, tous deux à l’origine du projet. À présent, Tmdjn et Keithan prolongent l’histoire du groupe.
La production de Veritas fut assez compliquée à œuvrer de par son ambition de départ. On souhaitait à la fois prendre part à l’ensemble des éléments créatifs tout en essayant d’aller un peu plus loin dans une production qui correspondait à nos attentes d’auditeurs compulsifs. Les évolutions de line-up se sont plutôt faites au fil du temps, parfois par l’envie d’aller vers une autre direction musicale.
Le changement d’esthétique est lié à l’époque où les premières versions de Veritas ont été écrites, c’est à dire en 2009, et dont la question du baroque fut déjà le substrat de cet album.

Radio Metal Sound : A propos de l’esthétique justement, Suspiramus vient créer une scission en milieu d’album et confirme l’esthétique baroque de celui-ci. Que souhaitiez-vous créer en proposant un intermède pour un album pourtant pas trop long ?

Maïeutiste : Suspiramus relève d’une approche singulière, presque personnelle. C’est un fragment issu de la cinquième Salve Regina d’Alessandro Scarlatti. Nous trouvions intéressant d’aborder d’un geste prosaïque une œuvre relevant de la religiosité. L’ambivalence entre le profane et le sacré est la question au cœur même du processus de Veritas.
Nous imaginions être au plus près d’une interprétation fidèle à l’œuvre dans un premier temps, mais le temps passant, il fut admis que nous devions avoir une approche moins maniériste. Nous avions devant nous une œuvre aux manuscrits fragmentés, aux interprétations de ce que constitue le baroque aujourd’hui, avec ses zones d’ombres historiques... In fine, une interprétation d’un passé fantasmé.

RMS : Pour ce qui est du thème maintenant, l'ordre de vos chansons donne : « La vérité est un soupir infini, la vérité appelle (à) la totalité ». Premièrement, est-ce une bonne traduction de la phrase, et secondement pourquoi avoir tissé ce parallèle répété dans vos thèmes et vos artworks entre l’esprit et la vérité ?

Maïeutiste : Nous l’avions initialement traduite de cette manière « La vérité est infinie, nous aspirons à la vérité des appels de l'univers » ce qui est assez proche finalement. Bien sûr cela reste une traduction maladroite et profane que nous assumons, étant le cœur de notre intention de se jouer des mots.
Nous voulions surtout évoquer un nœud complexe autour du mot vérité, jusqu’à sa racine latine, illustrer cet idéal qui tient tout du sacré, dont le concept réside dans l’indicible.

RMS : Pourtant, l'inscription de votre artwork signifie : « La vérité peut être changée juste par la manière dont on la regarde, la vérité est aussi fragile pour un humain ». Ce qui est tout de même paradoxal au vu de la tradition que vous revendiquez et de Vocat qui postule une vérité absolue. Pourriez-vous expliquer votre position sur ce sujet ?

Maïeutiste : Tu as trouvé l’un des messages cachés (rires)! Il s’agit d’une citation initialement écrite en japonais, traduite en anglais, chiffrée sur la pochette, déchiffrée par tes soins puis traduite en français, ce qui donne lieu à quelques approximations forcément.

La phrase originale est celle-ci : “Your truth can be changed simply by the way you accept it. That's how fragile the truth for a human is.” mais l’esprit est là! Et justement cette phrase illustre tout le propos de Veritas : la multiplicité des vérités au prisme de nos perceptions subjectives, ancrée dans notre condition humaine. Nous voulions d’ailleurs souligner le paradoxe d'appeler notre album Veritas, alors que tout relève du simulacre.
L’opposition supposée entre tradition et innovation est une profonde source d’inspiration pour nous. Il y a cette tendance à opposer ces deux termes de la même manière que l’on oppose « profane » et « sacré », mais l’enjeu est tout autre. Graver une idée dans le marbre n’empêchera jamais le temps de s’écouler, et qu’on le veuille ou non les traditions se transforment avec nous.
Donc ce qui peut te paraître paradoxal à ce sujet ne l’est absolument pas pour nous. C’est même plutôt complémentaire ! Concernant Vocat, c’est particulièrement intéressant puisque c’est le morceau qui fait le plus directement référence à la nouvelle “La Bibliothèque de Babel” de Jorge Luis Borges. Dans cette nouvelle, il est évoqué un groupe de personnes qui, d’une manière sectaire, décident des livres dignes d’intérêt, à conserver ou non. Il s’agit littéralement d’une inquisition qui statue sur le caractère immuable et absolu de leur interprétation de cette fameuse bibliothèque. Ces personnes affirment détenir la vérité absolue. Ces personnes mentent. Vocat y fait directement référence.

RMS : En dépit de votre nom qui fait évidemment référence à la tradition platonicienne, vous avez appelé votre album Veritas. Pourtant, chez Platon, la musique est l’art le plus susceptible de subvertir l'ordre bon, c’est-à-dire vrai, par sa modalité d'art sans médium – donc direct -, c'est pour ça que Platon bannit l'aède de la République. Pourquoi alors avoir choisi cette thématique ?

Maïeutiste : En effet tu as raison, toutefois le simulacre a toujours été au cœur même de notre approche. Il n’est pas tant question ici de rattachement idéologique à telle ou telle école. Le nom du groupe a plus une origine poétique que pragmatique. Comme pour le premier album, les morceaux se suivent sous la forme d’un récit, utilisant la poésie afin d’explorer ces concepts. Il y a parfois plusieurs narrateurs et l’utilisation de langues différentes permet de souligner cet aspect. Aussi, les visuels illustrant chaque morceau font partie intégrante de la narration.
Quand nous avons commencé à travailler sur Veritas, Keithan avait écrit cette question : “En quoi tout ordre n’est que fausseté ?”. En y réfléchissant, nous nous sommes aperçus que ce qui nous interrogeait était plutôt comment des individus ou des groupes d’individus exposent et appliquent des dogmes, des jalons. Nous avions trouvé notre thème : la multiplicité des vérités (veritas en latin) et leurs perceptions. Ce qui peux être tout à fait actuel, à l’ère des faits alternatifs et des campagnes de manipulations de masse. L’explication par Deleuze de la monadologie de Leibniz a été éclairante à ce sujet. César franchit le Rubicon. Cependant, nous restons des musiciens et il s’agit plus d’art que de philosophie, sinon nous écririons des essais et pas des albums !

RMS : Au travers de l’album, il y a beaucoup d’anglais, quelques mots en latin çà et là, un langage dans Veritas I que je n’ai pas reconnu et une seule phrase en français, dans Universum. Dans le même temps, sur le livret est écrit : « Toi qui me lis, es-tu certain de comprendre mon langage ? ». Alors pourquoi avoir multiplié les langues et avoir restreint le français ?

Maïeutiste : Les textes sont toujours élaborés dans un rapport phonétique en premier lieu. On se concentre d’abord sur le timbre, le rythme et les mélodies, plus que sur le sens des mots, ce dernier venant au fil des compositions. Tout se fait un peu en même temps pour concevoir nos morceaux cela dit, et il est vrai qu’il y a moins de français que sur l’album précédent, c’est plus un accident.
Le langage que tu n’as pas reconnu dans Veritas est à mettre en rapport avec « Toi qui me lis, es-tu certain de comprendre mon langage ? ».
L’utilisation de langues mortes comme le latin nous intéresse aussi, une forme d’érudition avec laquelle nous jouons beaucoup dans Veritas. Il s’agit d’appuyer encore sur cette idée de falsification : nous pensons qu’il n’y a pas plus prétentieux que de mettre du latin partout avec du sacré derrière, et nous avons une pléthore de groupes dans cette scène l’utilisant au premier degré.

RMS : Maïeutiste est membre du collectif Eptagon, qui mobilise tous les éléments d’un album dans l'interprétation de celui-ci – on l’a vu pour la pochette. Est-ce un engagement antérieur à la conception de l’album ou aviez-vous déjà la volonté d'un album « total » en tête ?

Maïeutiste : Plus que la volonté d’un album “total” il s’agit clairement d’art total. Ce terme à un peu disparu de la circulation après les années 2010, pourtant quelques groupes évoluent au sein de collectifs artistiques (Schammash & Amenra sont les premiers exemples qui nous viennent en tête) et s’inscrivent dans cette philosophie.
Concernant le collectif Eptagon, il s’est monté autour de musiciens qui se connaissaient déjà et dont quelques-uns ont été impliqués plus ou moins longuement dans les productions de Maïeutiste. Si tu observes le line-up de Veritas, il y a trois membres de Barús, la participation de Grey (qui était présent sur le premier album), Quentin de Faith in Agony, ainsi que d’autres musiciens rencontrés via les activités du collectif. Aussi, Celui-du-dehors avait déjà participé au premier album. Le line-up est mouvant et s’inscrit complètement dans une dynamique collaborative.
Mais Eptagon est bien plus que ça, ce n’est pas centré sur les activités de Maïeutiste. Le collectif se définit comme “un mouvement d'union de créateurs, convergeant dans un élan artistique et humaniste, porté par la volonté d'hybridation des formes artistiques ainsi que de la multiplicité des démarches.” Cette dynamique se traduit par la réalisation de projets communs, comme la compilation annuelle présentant des compositions exclusives, des participation créatives et logistiques aux éditions 2018 & 2019 du festival d’arts numériques DN[A] à Grenoble, ou proposer des installations singulières qui rejoignent nos différentes démarches musicales, de la captation vidéo, etc.

RMS : Aussi, sans pour autant trop entrer dans la résolution ou l'interprétation, pourriez-vous expliquer votre motivation à engager l'auditeur dans l’interprétation de votre œuvre ?

Maïeutiste : Nous souhaitons concevoir une pièce étant la plus complète et cohérente possible, tissant des liens entre des idées qui paraissent éloignées de prime abord. Raconter, interroger et transmettre des émotions.
Aussi, le groupe se nomme Maïeutiste. À travers ce néologisme il y a clairement l’idée que ce que nous proposons, c’est d’explorer, défricher, d’abord pour nous-mêmes et pour une audience. Nous apprécions les œuvres qui s'approfondissent avec le temps, qui ont plusieurs niveaux de lecture. Nous pensons que l’intérêt d’une œuvre augmente avec cette multiplicité ainsi que ses possibles interprétations.
Les retours ont toujours été important pour nous. Nous faisons de la musique comme si nous élaborions un jeu de pistes, en espérant une certaine satisfaction pour celles et ceux qui en viennent au bout.

RMS : Enfin, j’aimerais qu’on s’intéresse un peu à la scène puisque vous avez commencé à faire quelques dates pour présenter Veritas. Est-ce que, dans la lignée de l'album, vous présentez une mise en scène spécifique ?

Maïeutiste : C’est très clairement le but oui ! Nous y travaillons mais nous ne voulons pas aller trop vite en besogne et rester cohérents avec notre musique et l’esprit du groupe.
On aimerait bien expérimenter sur la projection vidéo mais le dispositif est long à créer et ce type de scénographie ne fonctionne pas parfaitement dans toutes les salles. Ce qui est sûr c’est qu’on en verra la nature dès que faire se peut.

RMS : Et évidemment, pour finir, qu'est-ce que vous prévoyez pour les quelques mois à venir ? Une tournée, quelques dates éparses ou vous penchez-vous déjà sur le prochain album… ?

Maïeutiste : Pour les mois à venir nous travaillons à faire plus de concerts que par le passé. C’est un défi technique à cause de toutes les instrumentations présentes sur les morceaux de Veritas et c’est ce qui nous motive. Aussi nous pensons que la musique de Maïeutiste à un intérêt en live et que cet aspect vivant permet de la présenter sous un autre jour.
Nous sommes en train de travailler sur le booking pour 2020, peut-être que ça débouchera sur une tournée si on arrive à concilier tout ça avec les emplois du temps professionnels de chaque musicien. Difficile à dire, toujours en mouvement est l’avenir !
Il est beaucoup trop tôt pour parler d’un prochain album mais nous pouvons faire un peu de prospective en appliquant une espèce de loi de Moore à Maïeutiste : 10 ans pour le premier, 5 ans pour le deuxième...2 ans et demi pour le troisième ?


Un grand merci à eux pour ces réponses plus que complètes, qui ouvrent Veritas a toute une nouvelle dimension d'interprétation que l'on ne trouve que trop peu dans le Black Metal, où l'autorité du créateur fait trop loi. Pour écouter et acheter l'album de Maïeutiste, je vous conseille de passer par leur Bandcamp ou par celui des Acteurs de l'Ombre et je vous incite à visiter leur page Facebook pour être informé de leurs actualités et les soutenir dans leurs projets comme la participation au Motocultor!

A propos de Baptiste

Être ou ne pas être trve ? Baptiste vous en parlera, des jours et des jours. Jusqu'à ce que vous en mourriez d'ennui. C'est une mort lente... Lente et douloureuse... Mais c'est ce qu'aime Baptiste ! L'effet est fortement réduit face à une population de blackeux.