Flagorne - Les couleurs d'une fièvre

Flagorne - Les couleurs d'une fièvre

Chroniques 4 Mai 2025

Derrière Les couleurs d’une fièvre, il faut moins voir l’image littérale d’une représentation bigarrée que saisir l’allusion au délire. En nommant son premier album ainsi, Flagorne revendique son écriture poétique – mais est-ce là tout l’intérêt de l’album ? Bien souvent, la musique est traitée comme de la littérature :  on glose sur le titre de l’album, on fait l’exégèse des paroles, on lit les petits extraits de Cioran que le groupe a partagés… Mais, en dernière analyse, qu’est-ce qui fait que ces paroles nous atteignent, que l’album nous marque et que l’on veut en savoir plus ? C’est parce qu’avant et par-dessus tout, il y a la musique !

Or, la musique ce n’est pas ce qui manque avec Flagorne. Ou, précisément, c’est ce qui manque : dans son mélange de Harsh Noise, d’Indus et de Metal extrême, ne vous attendez pas à déceler du lyrisme ou de la mélodie. Mais c’est ça qui fait tout le charme de l’album, un opus exigeant sans aucun doute, mais qui mérite qu’on lui laisse du temps, qu’on se familiarise avec ses textures et ses constructions, pour voir un peu plus que l’abysse tape-à-l’œil d’une musique dépressive.

À première vue, on pourrait prendre le premier morceau, « Salutations », comme une politesse, comme une manière d’ouvrir le bal. Ça ne l’est pas vraiment : comme Maquerelle l’avait déjà fait avec « Toute sortie » dans Siffler l’indifférence, le début se fait âprement. On est rapidement assailli par le grésillement des machines et par cette voix décharnée nous hurlant dessus. Mais si on sait faire l’impasse sur la bienséance et qu’on n’est pas rebuté•e d’office, ce premier titre est programmatique et annonce la ligne de l’album. 

Cette ligne se retrouve principalement dans ses crépitements électroniques et ses larsens. Flagorne ne prétend pas faire une musique facile à appréhender, ni même mélodique au sens premier du terme. On découvre moins un travail de notes qu’un travail de textures et de constructions. Ce n’est nouveau ni dans le genre de la Noise, ni pour Maquerelle ou pour Afga06l. Mais cela peut toujours surprendre celles et ceux qui n’ont pas encore franchi le pas de l’expérimentation musicale moderne et de ses méthodes de composition où les notes ne sont plus le maître mot. 

Derrière les machines, on décèle quelques chants en fond. Ils vont répondre à une double fonction : à l’intérieur du morceau, ils vont permettre d’apporter une certaine fluidité qui viendra adoucir les saccades des machines. Et à l’extérieur de celui-ci, dans les oreilles des auditeur•ice•s, ils initieront une trame mélodique qui nous donnera quelque chose auquel se raccrocher et qui ajoute une dimension « rituelle » à cette introduction.

Le reste de la voix est sous-mixé, comme absorbé par les machines. Maquerelle crie, mais ce cri a du mal à nous parvenir, comme si notre chanteur était devenu complètement secondaire, aliéné derrière les machines qui prennent la première place. « Ne nous flagornons plus » résonne comme un constat d’échec de la culture, comme le chant du cygne d’un individu complètement dominé par les forces de production.

Le chant, souvent doublé, et le bégaiement mécanique ne sont pas des artifices pour dissimuler la voix. Ils ne rendent pas l’expression plus fausse en lui mettant des masques ou en la saccadant. Au contraire, ils jouent cartes sur table : la musique se présente comme telle, artificielle, dépendante des machines de sa production à son écoute, et elle nous oblige à le voir en faisant jouer les imperfections de son médium. Flagorne ne prétend pas à l’illusion d’une musique naturelle et d’une expression authentique ; celle-ci est parasitée par les interférences, le grain et les larsens. L’album ne prétend pas être une communion de cœur à cœur, il fait voir ses artifices, assume et revendique son statut d’œuvre et sa médiation. On n’écoute pas Les couleurs d’une fièvre comme on se fait l’oreille d’un•e ami•e. Ce n’est pas une confidence, c’est un album de Noise. Ici, rien ne va d’un esprit à l’autre ; ici, la communication échoue.

Ce refus d’une musique qui serait « naturelle » se manifeste aussi dans le refus de faire des compositions faciles à écouter. Par les textures âpres, bien évidemment, mais aussi par le recours à des signatures asymétriques comme celle en 7/4 que nous retrouvons dans « Adresses ». Les machines continuent d’y régner en maître, mais moins pour étouffer le chanteur que pour s’ajouter une à une, une couche après l’autre. Peu à peu, le grain des machines se mêle à celui du chant saturé, et la frontière entre l’humain et la technologie se brouille.

L’autre rupture avec l’humanité est apportée par les kicks, rapides et présents, qui veulent nous entraîner avec eux. On quitte les flagellations du premier morceau pour entrer dans une frénésie, dans une musique qui veut nous faire danser autant qu’elle nous écrase en dictant nos gestes. Les kicks font trembler le sol autant qu’ils voudraient nous y arracher, mêlant l’inflexibilité des fers à la grâce de la danse – deux formes d’arrachement à soi. 

Le rapport au corps continue d’être exploré dans « Dévore ». Nos hormones y sont qualifiées de « petite chimie » et les chuchotements semblent créer une intimité presque enfantine. Elle contraste rapidement avec l’horreur du « dévore ! » et la tension que le morceau construit. Les machines se veulent agressives, stridentes, et les kicks sont frénétiques. Le morceau grésille, bourdonne et charge le paysage sonore. Ce milieu d’album va mettre l’emphase sur l’horreur, jusque dans son outro où les sifflements perpétuent l’ambivalence initiale en oscillant entre la légèreté d’esprit et l’aspect fantomatique, comme si quelque chose de surnaturel se jouait dans cette musique très matérielle et tellurique.

Cette lourdeur se retrouve dans les kicks de « De rien de bien ». Réduite à son quasi minimum, la musique n’est plus qu’un kick, des bourdons et des paroles. La fin encore n’est qu’un bruit blanc continu et maintenu. Cette austérité contraste avec les paroles, qui évoquent la consommation, et en l’occurrence la consommation culturelle dont on se bâfre. Ce morceau est son antithèse : une ascèse, une sobriété qui nous inquiète. C’est pour cela que les voix sont distordues, doublées et que le morceau se sert de cassures pour maintenir la gêne chez ses auditeur•ice•s : face au fonctionnement excessif de production, la culture elle-même devient consommation et tout pas de côté semble barbare.

C’est cet élément brut et presque primitif qui va se révéler peu à peu dans « Comme plusieurs ». Derrière la sonnerie initiale, le bruit s’immisce peu à peu jusqu’à engloutir quasiment tout le morceau. Comme une corruption, les machines viennent une ultime fois, imposer leur hégémonie. Et, comme le soliloque d’un naufragé, les paroles sont criées, mal clamées, et confirment qu’elles ne se prennent pas au sérieux.

À quoi bon parler lorsque la culture défaille ? À quoi bon quand la production et la consommation prennent le pas sur la communication ? Peut-être sans le vouloir, Flagorne met en scène l’hégémonie des forces de production et la difficulté de s’exprimer. Il est facile de parler, de discuter, de bavarder, mais l’expression – comme parole conséquente tenue par un sujet sur le monde – est en berne. C’est pour cela que cette musique est résignée, car elle rejoue sur le plan musical l’écrasement des individus et l’incapacité à tenir un discours conséquent quand le monde nous échappe et nous écrase. Les couleurs d’une fièvre met moins en mots qu’en sons les difficultés de l’expression contemporaine, car si les mots peuvent mentir, les machines, elles, révèlent toujours les enjeux culturels qui les parcourent.

Alors quel genre aurait été plus approprié que la Noise pour faire cela ? Musique consciente d’elle-même et qui se met elle-même en scène, genre qui revendique son artificialité, cette Noise est d’autant plus réussie qu’elle s’assume pour ce qu’elle est : brutale, âpre, implacable. La violence des machines réussit d’autant mieux qu’elle se mêle à l’expressivité écorchée du chant de Maquerelle, jusqu’à le ciseler, l’étouffer, le détruire et le rendre indistinguable de ces dernières. C’est une quasi identité de l’oppresseur et de l’opprimé•e qui se crée et se rejoue dans les jeux de saturations – mécaniques et vocaux. Avec seulement les machines, l’album aurait été terne, il n’aurait fait que présenter une culture industrielle que nous connaissons déjà trop. Avec des instruments acoustiques et du chant clair – pire encore ! – il aurait joué le rôle de l’idéologie qui nous rassérène et nous fait croire que la communication existe encore. Dans ces interstices, il se trouve Les couleurs d’une fièvre, fort de ses mélanges et de son ambiguïté qui tend à disparaître.

A propos de Baptiste

Être ou ne pas être trve ? Baptiste vous en parlera, des jours et des jours. Jusqu'à ce que vous en mourriez d'ennui. C'est une mort lente... Lente et douloureuse... Mais c'est ce qu'aime Baptiste ! L'effet est fortement réduit face à une population de blackeux.