Interview Monolithe
Comme souvent, les albums intéressants subissent le joug des questions incessantes pour mieux les comprendre. Je m'étais engagé à cela pour Monolithe, mais entre la sortie avancée de l'album et mon retard personnel, on ne saurait dire que je suis en avance... Ca m'a néanmoins permis de laisser décanter l'album et de tâcher des interrogations sincères auxquelles Sylvain Bégot a répondu!
Radio Metal Sound :
La première question n’en est pas vraiment une, mais il me semble utile de
rappeler l’univers dans lequel se situe Okta Khora. Pourriez-vous nous
parler de l’univers de l’album, de ses tenants et aboutissants ainsi que de ses
enjeux ?
Monolithe : Okta
Khora est un concept album, le 8ème du groupe, qui s’appuie sur le chiffre
8 et narre l’histoire d’une civilisation extraterrestre dans un lointain futur
que la religion pousse à préparer, au fil des siècles de son évolution, la pure
et simple destruction de l’univers. Elle pense être le vecteur d’une nécessité
de « redémarrer » l’univers et qu’elle va accomplir sa mission divine
pour la huitième fois. Rien ni personne ne sera en mesure de stopper cette
folle et fanatique ambition. Le relatif immobilisme des autres civilisations
qui s’aperçoivent que quelque chose cloche chez ceux qu’on appellera les
« eighters » laissera le champ libre aux belligérants d’accomplir
leur funeste mission.
Radio Metal Sound :
À travers la figure délétère des extraterrestres « eighters »
sont abordés des thèmes comme le fanatisme religieux, les luttes
intercivilisationnelles ou l’usage militaire de la technologie. L’histoire que
vous développez peut ainsi être rattachée par certains points à des enjeux
concrets de notre époque. J’aimerais alors vous demander si vous avez envisagé
une lecture politico-sociale de l’album ; si la science-fiction est au
contraire un moyen d’échapper à tout cela ou – pour ne pas tomber dans un
dualisme manichéen – si la science-fiction vous sert comme moyen d’interroger
sur notre société présente ?
Monolithe : Oui,
et je pense d’ailleurs que la Science-Fiction (l’authentique SF, pas la Fantasy
matinée d’un décor SF) l’a toujours fait. Je ne sais plus quel auteur,
peut-être Robert Silveberg, disait qu’il commençait toujours à écrire en
réfléchissant à un sujet contemporain puis en se posant la question « Et
si ? ». L’histoire nous montre que malgré les progrès des
civilisations humaines au cours des siècles, les hommes sont toujours la proie
des mêmes turpitudes. Comment expliquer qu’à l’ère où la conquête de Mars
deviendra bientôt une réalité, le fanatisme religieux soit omniprésent et
prospère ? Où que des individus ayant accès à l’instruction puisse contester
les bienfaits des vaccins ? Nous pouvons imaginer que toute espèce douée
de sentience peut être déchirée par ces mêmes instincts égoïstes, destructeurs,
irrationnels. Et que, même si elle est infime, il existe une possibilité que
cela aille si loin que la passivité d’autres êtres qui assistent sans réagir à
l’occupation de « l’espace public » par d’autres - qui eux sont
actifs, besogneux, motivés dans l’achèvement de leur délire absurde, finira par
causer la perte de tout et de tout le monde. Nous sommes par ailleurs, en
France et plus généralement en occident, dans une société de tabous fasse à
certaines réalités qui nous entourent. Le fait d’aborder ces sujets par le biais
de la fiction permet de contourner un peu la doxa. Mais effectivement, nous ne
faisons qu’interroger. Nous n’avons pas de réponse à donner au sein de l’œuvre,
ce n’est pas notre rôle.
RMS : Pour ce
qui est de la réalisation de l’œuvre, vous avez eu recours a plusieurs
collaborations (Memnock à la contrebasse, Raphaël Verguin au violoncelle, et
j’en passe...) et dans le même temps il y a eu un changement dans vos visuels
avec le recours à Abalakin pour l’artwork, passant d’artworks plus symboliques
à un style figuratif. Doit-on y lire une volonté de créer une œuvre d’art
totale ?
Monolithe : Je
pense que cette volonté est omniprésente dans l’œuvre du groupe. Chacun de nos
albums a été abordé comme tel. Mais le fait est que lorsque nous sortons un
nouveau disque, nous ne partons plus d’une page blanche ou quasi vierge comme à
nos débuts. Nous disposons d’un background artistique important désormais et
nous devons en tenir compte. D’une part, il faut préserver et enrichir ce qu’on
pourrait appeler notre « patrimoine ». On ne va pas soudainement se
mettre à faire du reggae par exemple. Et d’autre part, il faut proposer du neuf
et des idées fraîches parce que nous avons besoin de nous renouveler. Pour notre
public bien sûr, mais aussi et surtout pour nous-mêmes. Nous aurions pu
continuer longtemps à sortir des albums pourvus d’un seul long titre, ou à
faire appel ad vitam aeternam à Robert Høyem pour réaliser nos artworks. Mais
si nous étions rentrés dans une routine sans réelle volonté d’évoluer pour
éviter la stagnation artistique, je pense que Monolithe aurait fini par
perdre de son intérêt. Il me semble nécessaire, pour maintenir une volonté de
créer et continuer à intéresser notre public, de muter et surprendre, tout en
conservant les caractéristiques essentielles qui définissent la personnalité de
notre groupe et de notre musique. Or, cela passe parfois par l’addition de
musiciens annexes qui viennent apporter une touche inédite à notre travail ou
par des changements de collaborateurs.
RMS : Tout en
gardant l’aspect « mathématique » de vos œuvres (du nombre de
morceaux à leur durée en passant par l’artwork), votre musique semble se
dévoiler un peu plus : des visuels plus figuratifs, une musique plus
aérienne, des paroles plus proches du roman… Comment expliquez-vous cette
transformation de votre style artistique (musical et visuel) tout au long de
votre carrière ?
Monolithe : Outre
l’évolution que nous cherchons consciemment à entreprendre et dont j’ai déjà
parlé dans la question précédente, il y a un aussi un phénomène sur lequel nous
n’avons aucun contrôle : le fait de changer en tant que personnes, tout
simplement. A titre personnel, je sais pertinemment que je ne suis plus le même
homme qu’en 2001-2002 quand j’ai composé Monolithe I et que je serais
bien incapable de me remettre dans le même état d’esprit aujourd’hui. Je
n’aurais jamais pu écrire un album comme Okta Khora à l’époque, et
vice-versa. Je suis désormais la somme de mes expériences et de mon vécu, ce
qui influence énormément ma manière d’aborder la musique et la composition, mes
envies artistiques. Je ne suis plus influencé par les mêmes choses. Certaines
aspirations ont déjà été accomplies, je dois donc en trouver d’autres, qui
s’offrent à moi spontanément ou finissent par mûrir après un long cheminement. A
ce titre, je pense avoir fait un peu le tour de la question sur les aspects
métaphysiques et spirituels des, disons, 6 premiers albums de Monolithe.
Nebula Septem et Okta Khora constituent une sorte de duologie
d’œuvres plus en rapport avec des thèmes classiques de l’âge d’or de la SF
plutôt que des questionnements sur la place de l’Homme dans l’univers.
RMS : Un autre
élément de cette « ouverture » serait l’ensemble de vidéos nommé
« Monolithe discuss Okta Khora » ainsi que votre production de deux
versions de l’album : une version « loud » pour les lecteurs
portables et une version à haute portée dynamique pour les lecteurs HiFi.
Pourquoi avoir fait ces choix respectifs et sont-ils mus par un souhait de
« démocratiser » votre musique ?
Monolithe : Nous
souhaitons, légitimement je pense, que notre musique soit écoutée par le plus
grand nombre. Personnellement je ne vois aucune gloire dans le fait de rester
dans l’underground, même si nous en faisons totalement partie malgré notre
modeste renommée, j’en ai bien conscience et je ne me fais aucune illusion à ce
sujet. Or, puisqu’il est hors de question d’adapter notre musique aux goûts de
ce qu’on appelle le « grand public », nous devons trouver des moyens
d’attirer l’attention sur ce que nous faisons. C’est d’autant plus une
nécessité que l’offre de musique est cyclopéenne aujourd’hui et que le public
fait face à une possibilité de choix multiples pour sa consommation. Nous avons
donc, depuis Nebula Septem, tenté de proposer des choses nouvelles du
côté de la communication officielle du groupe, afin d’à la fois d’intéresser
des personnes ne nous connaissant pas et de satisfaire les envies de notre fan
base, qui souhaite en savoir plus sur les coulisses du fonctionnement du
groupe. Et puis pour nous, c’était l’occasion de faire quelque chose
d’inhabituel. Ceci étant dit, avec le recul, je pense que nous avions jusqu’à Zeta
Reticuli une image plus mystérieuse qui nous convenait peut-être mieux. Et
par ailleurs, je ne trouve pas que nos efforts en termes de communication
portent leurs fruits. Du coup, je ne suis pas certain que nous continuerons
dans cette voie à l’avenir car cela demande beaucoup de travail qui n’en vaut
peut-être pas la peine.
Pour ce qui y est des différentes versions de l’album, c’est quelque
chose que nous avons commencé à faire avec Nebula Septem. Le but
est de satisfaire à la fois les audiophiles, avec une version très dynamique de
l’album (qui est en fait la version vinyle) et qui est, selon moi, la véritable
version des albums, et un public qui écoute sa musique de manière plus
formelle, dans un smartphone dans les transports en commun par exemple. L’usage
que l’on fait de la musique ne demande pas le même traitement. De la musique
très dynamique conservera la qualité optimale du son et du mixage, mais le
volume sonore sera généralement trop faible pour être écouté dans un milieu
bruyant ou sans l’aide de la puissance d’une bonne HiFi. En revanche, une
version compressée sera dotée d’un volume sonore élevé, idéal pour l’écoute via
smartphone & co, mais en sacrifiant une partie de la qualité audio. Donc
plutôt que de faire un choix, nous préférons offrir les deux versions.
RMS : Vous
avez également lancé les « Monolithe’s Spatial Mixtapes » sur
Facebook qui comportent chaque semaine la chanson de choix de chacun des
membres et qui témoignent d’une grande diversité d’écoute au sein du groupe.
Qu’est-ce qui vous a motivé à développer ces playlists hebdomadaires et
pensez-vous qu’elles éclairent les compositions du groupe ?
Monolithe : Les
playlists sont faites dans le même esprit que les vidéos dont nous parlions
précédemment. Il s’agit à la fois d’opérer un rapprochement avec les gens qui
nous suivent, en étant davantage disponibles, humanisés en quelque sorte, et de
dévoiler un peu l’éventail des choses qui nous intéressent et nous inspirent.
Beaucoup de musiciens situés dans des niches musicales ont, je me trompe
peut-être mais c’est l’impression que j’ai, tendance à rester confinés quasi
exclusivement dans leur univers musical. C’est tout le contraire avec nous. Nous
écoutons très très peu de Doom, ce qui nous permet de rester inventifs et de ne
pas ressasser constamment ce qui se fait dans le genre. Les playlists le
montrent bien. Ceci étant dit, je n’ai pas l’impression que les mixtapes
intéressent beaucoup de monde. Nous allons donc continuer tant que cela nous
amusera de le faire, mais je ne pense pas que nous sommes partis pour faire
cela pendant des années.
RMS : Si nous
pouvons envisager une démocratisation de votre musique, les termes d’« Okta
Khora » sont complexes – la khôra étant la matière informe et primordiale
dans la philosophie grecque. Pourquoi vous êtes-vous penchés sur la khôra, le
chaos primordial et une forme de discours « apocalyptique » ?
Monolithe : Ce
sont des thèmes intéressants et qui ont de la gueule ! L’eschatologie, la
guerre totale, le mystère des origines, les cycles de vie et de renouvellement
– illusoires ou réels, les extra-terrestres, le fanatisme, la religion… Tout
cela au sein d’un même scénario, c’est plutôt cool. Il y avait l’envie
d’imaginer une histoire à grande échelle avec sa part de mystique, quelque
chose sensé déclencher chez l’auditeur un sentiment cinématographique, un drame
d’ampleur cosmique qui se joue devant lui, mais avec quelque chose d’un peu
plus profond que des combats aux sabres lasers et des vilains très vilains. De
la vraie SF quoi, pas de la Fantasy - même si j’aime ça aussi. Okta Khora,
très précisément, désigne le 8ème retour au néant primordial,
pré-Big Bang pourrait-on dire, dans la religion des « eighters », et est
donc le déclencheur d’un renouveau, la création d’un nouvel univers plus pur,
du moins à leurs yeux. Sont-ils des monstres pour autant ? A quoi est
dû le développement singulier d’une civilisation capable de commettre de tels
actes sans aucune empathie pour la Vie ? Je pense qu’on peut se poser ces
questions. Ceci étant dit, n’étant moi-même pas un grand amateur d’ami(s)
imaginaire(s) dans le ciel ou de prophéties, même si j’admets volontiers qu’il
s’agit d’un matériau de fiction extraordinaire, l’« Okta Khora »
n’aura pour moi jamais lieu et l’eschatologie destructrice et suicidaire des
eighters, une fois mise en œuvre, n’apportera que ruine et désolation. Mais
l’album reste volontairement vague sur ce point. Après tout, on peut aussi
avoir envie de donner raison à leur foi.
RMS : Enfin, je
n’aurais pas pu clore cette interview sans une huitième question :
maintenant qu’Okta Khora est paru, quels sont vos projets en
cours ?
Monolithe : L’épidémie
du Covid-19 a pas mal bouleversé notre planning sur le long terme. Déjà, les
concerts seront assez réduits en 2020, nous aurons donc un peu de mal à
promouvoir Okta Khora via les prestations scéniques cette année. Nous
devons par ailleurs fêter les 20 ans du groupe en 2021, avec une série de
concerts spéciaux, mais je ne sais pas si ce sera possible du coup, car
beaucoup de festivals notamment, annulés cette année, seront reportés avec la
même programmation l’année prochaine. Enfin bon, nous verrons bien.
Et comme Monolithe a été assez présent ces dernières années,
nous avons pensé freiner un peu les sorties et personnellement je m’étais
offert une pause de 3 ans sur la composition, pour susciter un renouveau dans
l’intérêt porté au groupe et pour recharger un peu les batteries. Or, voici que
déboule le coronavirus… Je suis bloqué en Thaïlande au moment où je réponds à
cette interview car il n’y a plus de vols pour rentrer en France. Nous ne
sommes pas confinés au sens strict du terme ici mais comme quasiment tout est
fermé, il ne reste plus grand chose à faire, à part… Composer de la musique. Je
travaille donc sur le successeur de Okta Khora, qui est d’ores et déjà
très avancé et dont le concept sera très différent de ce que nous avons proposé
jusqu’à présent. Je ne sais pas quand nous l’enregistrerons mais j’imagine que
la pause que je m’étais promise n’aura pas lieu !
Mille merci à Monolithe pour leur patience et leurs réponses, d'autant que leurs éclairages ne sont pas de trop pour comprendre une oeuvre ayant une dimension narrative si forte. Plus que jamais je vous encourage à les suivre sur Facebook et sur Bandcamp pour être au courant de leurs sorties et acheter les albums qui vous plaisent!
A propos de Baptiste
Être ou ne pas être trve ? Baptiste vous en parlera, des jours et des jours. Jusqu'à ce que vous en mourriez d'ennui. C'est une mort lente... Lente et douloureuse... Mais c'est ce qu'aime Baptiste ! L'effet est fortement réduit face à une population de blackeux.