Mobius - Kala
Pour notre émission estivale de 2018, nous avions reçu Héli de Mobius qui
était venue discuter avec nous. Cette fois-ci, fini de l’entendre parler, nous
l’écoutons chanter dans le nouvel album du groupe Kala. Composé de neuf
titres pour une durée totale de 44 minutes, sa longueur est convenable pour un
nom qui signifie « temps » en sanskrit.
La première chanson est la minimaliste A, car non seulement le titre
est au plus court mais le morceau ne dure que 30 secondes couvertes de piano et
de guitares réverbérées et dont l’écho crépitant derrière un feu sacré ouvre un
nouveau cycle. C’est notre premier temps, celui de la naissance et du dieu
Brahma.
La première composition à proprement parler est alors Abhinivesha dont
la polyrythmie inaugurale nous propulse dans une temporalité distordue. Tandis
que la rythmique nous déstabilise, quelques notes sont répétées en fond afin
d’accentuer la dimension cyclique du morceau, puisque son titre renvoie au
concept yogique de la crainte de la mort due au fait de l’avoir déjà vécue dans
toutes ses souffrances. Des percussions sont continuellement présentes en fond
accompagnées de guitares étouffées, ce qui nous rappelle en permanence à la
temporalité terrestre et à sa lourdeur. La basse prend ensuite le relais avec un
rythme ⅞ qui se décale à chaque mesure et brouille les temps, ce qui représente
bien cet instant suspendu qu’est l’abhinivesha. Mais outre les instruments, le
morceau a aussi un aspect visuel avec un clip qui propose un aperçu des
différentes parties – ce qui est bienvenu puisque les images permettent de
mieux appréhender les différentes portées dans leur complexité – tout en
maintenant une ambiance mystérieuse à travers des images qui nous rappellent au
mysticisme par leur teinte obscure et l’accent mis sur la pratique rituelle à
travers les matériaux. La composition garde ainsi toute sa cohérence, ce qui
n’est pas une mince affaire puisqu’elle associe autant le Metal à du Jazz qu’à
des sonorités orientales. Le mélange ne ressemble alors à aucun autre et la
composition est sublimée par les différents jeux vocaux de Héli qui vont du
chant lyrique aux vibratos infimes qui suivent les variations chromatiques
apportant à la musique leur grain oriental. Ce premier morceau marque alors les
esprits par une composition à cheval entre Animals as Leaders et la
musique du monde : infiniment complexe et dont les harmonies recèlent d’un
exotisme précieux.
Toujours en hommage au bouddhisme, Sharira tire son nom du terme
sanskrit « sarira » signifiant « corps ». La mort de Abhinivesha
semble avoir été acceptée puisque tout au long du morceau, les paroles font
discuter différents éléments du corps dans l’épanouissement de la dissolution,
la quête du nirvana. Cette multiplicité des voix est alors présentée dès le
début du morceau avec le chant dédoublé qui donne une impression de chœur
tandis que les guitares et le synthétiseur apportent l’aspect magistral de
cette aspiration. Une fois l’introduction retombée, le morceau est bien plus
carré que son prédécesseur puisqu’il est plus calme et plus facilement
identifiable bien qu’il recèle de petits contretemps et de polyrythmie qui nous
maintiennent en haleine. Mobius varie aussi ses structures pour attirer
notre oreille puisque Sharira se compose de parties
« conventionnelles » qui permettent au groupe de s’en donner à cœur
joie tandis que des passages en crescendo et plus syncopés lui permettent
d’aborder la dimension rituelle et spirituelle de l’album. De plus, cette
bipolarité du morceau lui permet de satisfaire autant l’amateur de Metal lambda
que le fondu de théorie musicale. Enfin, la dernière partie du titre apporte
une nouveauté intéressante avec des notes de synthétiseur claires, cristallines
et pourtant assez sèches qui se placent justement dans cet entre-deux qu’est le
morceau : une aspiration à plus haut qui ne se réalise pas car elle est
immédiatement coupée par la fatalité de la mort, que la fin martiale du morceau
nous rappelle. Le chant manifeste alors moins la grâce des anges que les
derniers souffles.
Notre pendu grandit d’une lettre avec U, placée en milieu d’album
pour signifier la continuation et le dieu Vishnu, d’où ses notes liées avec le
piano et ce qui semble être du violoncelle.
Le processus mortuaire semble être fini avec Mukti puisqu’il s’agit
du mot signifiant « libération ». C’est donc un moment positif et les
mélodies le font ressentir, notamment avec les synthés qui sont bien présents.
C’est aussi une chanson qui met aussi en avant les ancrages Djent du groupe en
mettant l’accent sur les temps forts et en marquant le rythme lourdement, tant
par la batterie que par les synthés qui servent autant d’à-coups mélodiques que
d’appoints rythmiques. La chanson développe sa dimension épanouie dans ses
paroles puisqu’elle nous incite à rejeter ce qui nous tire vers le bas, paroles
qui sont par ailleurs variées puisqu’elles comportent des passages en tamoul et
en sanskrit, ce qui confirme la dimension cosmopolite du groupe. La variété
s’inscrit aussi avec les percussions puisqu’il n’y a pas que la batterie mais
aussi tout un solo de percussions traditionnelles qui viennent apporter un peu
de légèreté et de phrasé à la lourdeur du Metal. On appréciera aussi le solo de
guitare qui permet de mettre en avant l’instrument, car si la maestria des
musiciens est audible dans toutes leurs compositions, nous n’avons pas eu de
passages qui mettent autant en avant un instrument lyrique avant ce titre.
D’autant que la présence de deux soli n’empêche pas l’harmonie et la puissance
de tous les instruments qui se rejoignent dans un grand moment glorieux ; c’est
ainsi le cas lors de la dernière partie du morceau : tous les instruments y
participent en chœur, dont différentes voix superposées et des petits
arrangements qui donnent une impression symphonique comparable à celle d’un
orchestre.
La libération accomplie, l’esprit rejoint l’éther, comme en témoignent les
harmoniques à la guitare et le chant sur l’espace d’une petite fille au début
d’Akasha. Il s’avère que le sample préémine les paroles de Héli et avec
un tel thème, ce n’est pas étonnant de retrouver des petites notes de
synthétiseur parsemées çà et là, dans une musique qui met moins l’accent sur le
rythme que sur l’atmosphère, l’idée étant de développer une mélodie vague et
diffuse. On s’étonnera alors d’avoir un passage très sérieux dès la première
minute qui vient nous saisir dans notre sensation de flottement pour nous
entraîner vers un passage presque a capella. Cet enchaînement de passages
témoigne de la construction contrastée de l’album entre des passages lourds et
des passages plus légers – que j’ai tendance à préférer car ils construisent leur
atmosphère avec des sons plus exotiques et bien audibles. Comme lors de Mukti,
un instrument a droit à sa mise en exergue, et il s’agit cette fois-ci de la
batterie avec un passage sur les toms qui est intéressant tant ces percussions
ne servent qu’aux breaks chez la plupart des batteurs. Ce passage sonne comme
une épopée tribale et il officie comme belle transition entre le rituel
sanskrit de Kala et la fin du morceau qui sonne presque comme un
breakdown tant tout est pesant : les temps sont appuyés de toutes leurs
forces, le piano lui-même vient marteler ses graves et les guitares font leur
palm mute le plus sec.
D’où le sentiment de scission qui nous étreint avec un tel morceau, et ce
n’est pas le galopant M qui viendra contredire cette impression. Dernière
lettre de notre quête, le M est la dernière du mot « AUM », syllabe
sacrée du bouddhisme selon laquelle tout l’univers s’est structuré. Accompagnée
des chants de Kathir Aryaputra, Héli chante alors en sanskrit ce qui est la
dernière étape de notre cycle, le dieu Shiva et la mort. La rythmique est alors
la marche implacable de la mort tandis que le mélange de chants masculins et
féminins témoigne de sa dimension universelle, polymorphe et
insaisissable.
On arrive alors au dernier « vrai » morceau de Kala, Bhati,
qui se concentre paradoxalement sur la naissance. L’album compose une boucle
avec le premier album, la mort amenant à une renaissance. Le sentiment
d’émergence est manifesté par les pointes dans les aigus de Héli, qui
transpercent la structure du morceau tout en augmentant l’intensité crescendo.
Le synthétiseur est particulièrement mis en avant sur ce morceau, sans avoir de
passage soliste pour autant, mais c’est le principal contributeur lyrique de
l’œuvre puisque les guitares jouent beaucoup en palm mute. Bhati dispose
bien d’un clip, mais celui-ci me semble décalé par rapport à la chanson
puisqu’il met l’accent sur le minéral alors que le morceau représente tout le
contraire : la vie, et malgré la dimension animiste du bouddhisme, la
naissance ne saurait être comparée à la simple présence d’une âme dans de la
matière inerte. Cette parenthèse philosophique mise de côté, ce qui me paraît
complètement dans le thème est la fin du morceau qui est totalement libre et
sonne plus comme une improvisation de free-jazz que dans une composition écrite
et fixe car cette profusion chaotique représente bien la vie dans toute sa
variété et son exubérance.
Enfin, notre dernier morceau est Agni, du nom du dieu du feu, d’où
la musique rituelle et les crépitements qui font une boucle avec ceux de A.
Mobius porte alors bien son nom puisque l’album ne clôt pas sa boucle
que dans ses thèmes, mais aussi dans ses musiques ; tandis que le chant
résonne longuement, tant en hommage à la divinité qui est la bouche des dieux
que pour offrir la musique de Kala elle-même en offrande.
Kala est un échelon
de plus pour Mobius, qui a complètement parachevé sa musique avec cet
album. C’est très simple : vous avez aimé l’album précédent, et bien tout
y est meilleur. Le chant de Héli est toujours plus varié, les instruments
jouent des mélodies toujours plus complexes (à tel point que j’ai la sensation
d’être passé à côté de beaucoup de ressorts artistiques malgré mon analyse) et
la diversité est toujours plus présente, tant dans les samples que dans
l’utilisation de différents langages. Les amateurs de Metal Progressif et de
musiques du monde se régaleront avec ce bel album qu’est Kala, tandis
que les musicologues érudits s’amuseront à décrypter cette œuvre fine et
diverse qui ne se laisse jamais complètement saisir et garde toujours sa part
de mystère exotique.
A propos de Baptiste
Être ou ne pas être trve ? Baptiste vous en parlera, des jours et des jours. Jusqu'à ce que vous en mourriez d'ennui. C'est une mort lente... Lente et douloureuse... Mais c'est ce qu'aime Baptiste ! L'effet est fortement réduit face à une population de blackeux.