Alcest - Spiritual Instinct
Entre l’homme et l’animal, entre le réel et le mythique, la sphinge qui couvre Spiritual Instinct cache dans ses ailes de grands voiles de mystère. Esseulée dans le désert bleu de l’aplat, cette gardienne protectrice d’un territoire inexploré semble plutôt se perdre dans son royaume psychique. La pochette est bien loin de ses prédécesseuses aux élans klimtiens ou d’ocres arabes à la Dulac. Sa sobriété donne déjà le ton de l’album et l’intériorité revendiquée par Neige. Comment se dévoile alors cette intériorité, et surtout qu’est-ce que cet album apporte de nouveau à l’univers d’Alcest ?
En première ondulation se découvrent Les Jardins de Minuit. L’album s’ouvre par une ligne de basse en bourdon présente par-dessus des guitares Shoegaze déjà très acérées auxquelles les percussions se greffent en autant de respirations lourdes et cadencées. Les souffles sont aussi ceux de la voix de Neige qui se mêle doucement à cette introduction calme jusqu’alors. Pourtant, le morceau surgit en tremolo picking et en blastbeats - l’album s’ouvre à cœur et à cri. Perce alors le riff principal, saturé et médium ; cette rugosité serait presque déroutante pour du Alcest. La touche alcestienne se fait cependant remarquer dans le contraste proposé entre les instrumentations rugissantes et les voix claires et douces, poussant en voix de tête. La tête est peut-être l’essence même de ce morceau puisque le conte du même nom situe le jardin dans la vie spirituelle d’une vieille femme. Il s’agirait alors de ce jardin secret dont la porte ne s’ouvre qu’aux rais de lune, jardin de nos angoisses, de nos fantasmes, de nos pensées et de nos rêves… On a d’ailleurs une multiplication des voix, l’une tissant une trame de fond et l’autre en voix soliste lyrique qui énonce son texte.
On appréciera le pont musical avec les ghost notes toutes en finesse de Winterhalter, jusqu’à un passage qui joint chant clair et chant hurlé en fond, ressort que l’on n’a plus l’habitude d’entendre depuis Les Voyages de l’Âme. Mais loin des références au passé, Spiritual Instinct s’illustre bien plus dans sa nouveauté. La première d’entre elles est audible un peu avant la cinquième minute : le silence. L’arrêt net en plein milieu d’une boucle crée une scission et déstabilise la mélodie en pleine échappée. C’est d’ailleurs le moment d’un changement d’atmosphère. Les mélodies se font plus fournies avec des blastbeats, de la double pédale et un chant guttural cette fois-ci mis en première ligne.
C’est donc un ciel chargé qui plane sur ces Jardins de Minuit. Malgré une introduction assez douce et l’importance des voix, la présence d’éléments Black Metal ainsi que de coupures en dernière partie et fin de morceau marquent un premier pas dans un album qui dresse d’ores et déjà ses écailles hérissées.
Tous phares dehors, ce début d’album n’est pourtant pas tant une attaque qu’un abri, en témoigne Protection. Premier des deux singles qui nous ont été dévoilés, Protection sonne sombre pour du Alcest, avec notamment une alternance binaire-ternaire en 16/4 assez déroutante. Mais malgré ce chaos apparent, le riff anticipe la ligne de chant à venir et marque le titre avec sa caisse claire en contre-temps. S’assagissant avec l’arrivée de la voix, les guitares jouent ensuite en écho : tantôt Shoegaze, tantôt prévoyant les passages à venir - l’échange entre les deux pôles lyriques est ô combien fertile ! Mais trêve de bavardages, la tempête se lève dans un crescendo magistral et novateur en larsens et à la double-pédale. La pression extérieure semble se répercuter dans notre crâne et devient insupportable jusqu’à ce que la soupape saute : le hurlement strident de Neige se déploie enfin, toujours aussi émouvant ; mis en avant par un jeu sur la ride et les guitares aiguës, les trois pôles joignant ainsi leurs sons les plus hauts. Ce déchirement sonore est représenté avec brio dans le clip du morceau, court-métrage entre terre et mer où l’on épie la lutte d’une femme. Mais après toute tempête vient le calme… Comme asthénique après la frénésie, le morceau se voue à finir sur une mélodie plus légère – certes avec quelques soubresauts, mais néanmoins rassérénée.
La transition est alors toute trouvée avec la douceur de Sapphire et son introduction qui ressemble terriblement à un échange entre la guitare résonnante d'Écailles de Lune et les percussions de Kodama. Il s’agit du second single sorti en avance et s’il y a bien quelque chose à en retenir c’est justement sa partie rythmique : toute en sobriété, la batterie déploie un groove de poche terriblement efficace. Troisième nouveauté accentuant le tout, le sample sur chaque coup de caisse claire ajoute une ambiance abyssale au jeu de Winterhalter. Le chant perpétue cette atmosphère mystérieuse avec son grain clair et ses paroles sibyllines pendant que les guitares se tiennent en retrait, ne jouant plus des riffs mais développant plutôt le côté songeur du titre. Le rythme vient alors de la rondeur des toms, avec quelques ouvertures de hi-hats pour le relancer. Épuisés après Protection, Sapphire est notre moment de repos avec une mélodie très ouverte qui respire à grands souffles. Cela n’empêche pas un cri en début de boucle qui donne du relief au morceau en ajoutant une quatrième partie chantée mais la primauté est cependant donnée à la douceur. Situé en milieu d’album, Sapphire ne se contente pourtant pas de nous laisser respirer mais entérine l’esthétique sobre de l’album avec son renvoi au bleu sombre des encres et de l’aplat de la pochette. Enfin, la partie initiale reprend avec son groove et son sample qui s’arrête net et met en exergue la valeur des percussions comme la fin du morceau, nette elle aussi.
Cette fin incisive a comme force de préparer le terrain au morceau suivant, puisqu’il s’agit de L’île des Morts, en référence au tableau de Böcklin dont l’esthétique imprègne tout l’album. Cette terre sépulcrale pourrait renvoyer aux débuts d’Alcest à travers le Tir Nan Og, pourtant son introduction même dénote avec tout ce qui a été fait auparavant par des doubles-croches au style électro. Les chants de Sylvaine se font sirènes lointaines et se marient très bien avec l’atmosphère nimbée recherchée. Quelques notes de guitare saturée, et l’on retrouve un passage en voix claire doublé d’une belle ligne de basse dont la rondeur assure notre flottaison. Notre progression au sein de cet océan est plutôt lente, même pour le refrain ternaire qui garde une allure haletante. L’île des Morts va pourtant jusqu’à un passage en blastbeats, ce qui est largement inattendu pour un morceau au tempo faible. C’est pourquoi son aboutissement sur un passage en chant guttural illustre bien la dualité du morceau, engourdi entre les aïons des chants angéliques aspirant à l’éternité et ceux du chant guttural bien terrestre. Et alors que l’on pense toucher au but, que notre quête spirituelle s’est achevée en se noyant dans les harmoniques et les résonances, le morceau repart de plus belle en reprenant les notes et les accompagnant de double-pédale et de guitares Shoegaze. Il ne nous faut pas oublier que le bateau de Böcklin n’atteint jamais l’île, que la spiritualité est un chemin à jamais inabouti. Alors, comme si nous étions aspirés en sens inverse, le fil doucement déployé semble se rembobiner, tous les éléments de la chanson se lient et nous ramènent à notre port de départ, d’où les samples inversés et la fin en résonance de cette terre qui s’éloigne.
A défaut de terre, la mer peut au moins faire office de Miroir. Une fois le lourd crescendo d’introduction passé, on découvre un passage assez léger en croches avec sa nouveauté : des accords de synthétiseurs cristallins tous les six temps. L’âme sombre revêtant la lumière comme les fonds marins reflètent la Lune, le chant détendu et médium de Neige instaure une ambiance calme semblable à celle de Shelter. On retourne sur les guitares et les toms du début par la suite, se mêlant en contraste avec les synthétiseurs et les voix. Le crescendo n’est plus introductif cette fois-ci mais se maintient assez longuement sans jamais aboutir. Peut-être pourrait-on y voir une influence de Godspeed You! Black Emperor ? Mais à proprement parler, ce crescendo n’aboutit pas sur rien mais sur un pas grand-chose alcestien : une fin d’œuvre très épurée avec quelques notes de guitares parsemées çà et là dans une gamme que nous connaissons bien.
Enfin, la dernière vague arrive avec le titre éponyme : Spiritual Instinct. Malgré un démarrage saturé et raide, la première partie du morceau est axée sur un échange entre le chant et les percussions, les guitares étant reléguées au second rang. S’ensuit un refrain peu habituel, puisqu’on y découvre des dissonances en bends, nouveauté à laquelle Neige ne nous avait pas préparés puisqu’elle perturbe la quiétude dans laquelle on est trop souvent plongé. Le reste du morceau se déroule dans un style d’Alcest assez conventionnel, bien que la gamme utilisée s’enrichisse de quelques notes complémentaires. Arrivé à la moitié du titre, le rythme se décompose en ses trois croches et les instruments s’unissent pour une fin majeure - offrant un espoir radieux autant qu’un désir -, qui charge son atmosphère de tous les instruments. Ainsi parachevé, le morceau n’a plus qu’à se fondre dans sa résonance, ne laissant plus résonner que son refrain distordu et ses bends qui viennent tordre et clore l’album.
Une fois l’album fini, on se rend alors compte qu’il s’agit là d’un renouveau paradoxal dans le parcours d’Alcest. En effet, le titre, Spiritual Instinct, s’installe dans la duplicité entre la spiritualité céleste et l’animalité terrestre. Dans la psyché de Neige, il renvoie également à un besoin intrinsèque de spiritualité et ce sont là des thèmes communs du groupe. Aussi, l’esthétique bleutée et la présence récurrente de chant guttural amènent beaucoup d’auditeurs à associer l’album à Écailles de Lune. Cependant, ces renvois incessants au passé manquent l’apport important de nouveautés de l’album.
Dans les thèmes premièrement, puisque la part de négativité est pour la première fois présente en propre dans les textes. Il ne s’agit plus là de métaphores poétiques, d’ « esprits voyageurs sur le point de s’échapper », mais d’ « accueillir pleinement la lumière autant que l’ombre » - et cela se ressent dans la composition musicale plus rude.
Ce changement de paradigme thématique est accompagné d’une composition musicale plus libre et audacieuse. Si les morceaux sonnent tous dans la veine d’Alcest, aucun d’entre eux n’échappe à la nouveauté, allant de l’arrangement étonnant à la référence électro pleinement assumée.
Cet équilibre entre la nouveauté et le son déjà installé du groupe font de Spiritual Instinct non seulement un très bon album mais me mènent aussi à penser qu’il s’agit là de l’album d’Alcest le plus important depuis Ecailles de Lune. J’en viens à voir l’album comme une métamorphose qui ne dit pas son nom, comme des portes qui se débloquent sans trop s’ouvrir, comme un premier pas prudent avant l’échappée belle. Et grand bien lui fasse ! Car non seulement, Spiritual Instinct a confirmé qu’Alcest vieillissait bien mais porte aussi le groupe sur l’avenir.
A propos de Baptiste
Être ou ne pas être trve ? Baptiste vous en parlera, des jours et des jours. Jusqu'à ce que vous en mourriez d'ennui. C'est une mort lente... Lente et douloureuse... Mais c'est ce qu'aime Baptiste ! L'effet est fortement réduit face à une population de blackeux.