Chronique : Sigh - In Somniphobia

Chronique : Sigh - In Somniphobia

Chroniques 12 Mars 2022
Vous pensiez que ma précédente chronique sur le dernier First Fragment serait la plus longue jamais vue, du haut de ses treize pages ? Détrompez-vous : je commence seulement à écrire celle-ci que je sais déjà qu’elle sera encore plus longue. Aujourd’hui, je vais vous parler d’un album, mais pas n’importe lequel : mon préféré ! Ce dernier fête aujourd’hui ses dix ans, jour pour jour. Ce disque est issu de mon groupe favori. Ceux qui me connaissent bien savent d’ores et déjà dans quoi je m’aventure. Nous sommes le 12 mars 2012, et ce jour sort un des albums les plus marquants, à ce jour, de ma carrière d’auditeur. In Somniphobia, du groupe de Black Metal avant-gardiste japonais Sigh.

Je découvris ce groupe parmi mes premières approches du Metal extrême, et c’est le premier groupe, après avoir bien entamé mon apprentissage de ces musiques, dont je suis vraiment devenu complètement dingue. Depuis que j’ai 17 ans, c’est un projet que je suis et écoute quasi-quotidiennement. L’avantage, c’est que Sigh, bien que puisant ses racines dans le Black Metal, officie dans un registre avant-gardiste mêlant musiques électroniques, Jazz, Rock progressif, Classique, avec des approches occidentales mais aussi nippones, autant sur le choix d’instruments que sur la langue et les visuels, sur certains titres et albums.  En d’autres termes, il n’y a pas un album de Sigh comme un autre, la discographie du groupe est d’une richesse infinie. Et pour les fans comme moi, on espère sans plus attendre la sortie du prochain album, pour savoir dans quelle direction ira ce dernier. Il n’a pas encore été officiellement annoncé, mais on sait déjà qu’il est plus ou moins terminé et qu’il pourrait sortir cette année (et croyez bien qu’il sera chroniqué par votre serviteur). En même temps, le dernier en date, Heir to Despair, est sorti en 2018, donc il est temps.

Mais revenons à nos moutons. In Somniphobia fête ses dix ans. C’est l’album avec lequel j’ai compris que je n’allais pas bien quand j’étais plus jeune, et le point de départ d’un long travail de recherche personnel pour me réveiller, me réhabiliter, à vivre dans ce monde de dégénérés, et reprendre une certaine forme d’appréciation de la vie. Et rien que pour ça, ce disque tient une place spéciale dans mon cœur. A l’époque où j’étais moi-même le pire des insomniaques, où je me faisais agresser par des accès de paralysie du sommeil, un titre comme In Somniphobia sonnait à mes oreilles comme une vérité absolue, un éloge de la folie dans lequel j’allais me consumer et me retrouver. La folie, sous toutes ses formes, est un thème récurrent dans la discographie de Sigh. Le sujet a été exploré sous une myriade de coutures, soutenu par les expérimentations incongrues du compositeur, Mirai Kawashima. Il nous faut maintenant voir de quoi il retourne durant ce colosse d’une heure, quatre minutes et trente-neuf secondes.

Comme à mon habitude, avant la musique, parlons de la pochette, réalisée par le maintenant incontournable Eliran Kantor, qui, si à l’époque n’était peut-être pas encore extrêmement connu, est aujourd’hui un des peintres les plus respectés et demandés de la scène. Il a quand même fait la pochette du dernier Helloween. C’est ce que j’appelle une carrière réussie. La pochette qu’il a peinte pour In Somniphobia est incroyablement glauque, mais je l’aime tellement que j’en possède une copie signée par l’artiste. Jugez plutôt :



C’est un véritable cauchemar. Une scène de marché, qui, de très loin, pourrait paraître anodine, mais dès qu’on regarde de près, il n’y a absolument rien qui va.  Il n’y a pas un visage, il n’y a pas un centimètre carré de ce tableau qui ne fasse pas horreur à quiconque le visionne. Je le redis, c’est un cauchemar, et c’est sans équivoque que l’on peut affirmer dès l’artwork que l’aspect de la folie qui va dominer ici sera tout ce qu’on peut attribuer aux cauchemars et autres terreurs nocturnes.

Commençons par le plus évident. Décrivons cette scène de marché. Sur la droite, des stands vendant de la viande, qui, par les multiples carcasses pendues à tout va, n’inspirent rien de bon. Cela fait bien plus abattoir, voire charnier, que boucherie. Pas très accueillant. Sur la gauche, une femme vend des fruits et légumes, ce qui serait tout à fait anodin si elle n’arborait pas un sourire particulièrement malsain. Entre ces comptoirs se trouvent différents personnages, dont la plus évidente. Celle appelée « la reine » par le peintre, une vieille femme manifestement enceinte, au regard froid et inhospitalier, poussant dans une brouette sept bébés morts. Oui, vous avez très bien lu ce que je viens d’écrire. La couleur pâle de leurs visages ne laisse aucun doute sur la question, le sang qui coule en-dessous de la brouette non plus. La touche finale rendant ce dernier point malaisant au possible, c’est le chat, qui vient lécher ce sang qui coule sur les pavés. Les pires aspects sont dans les détails. A partir de là, nous ne pouvons qu’imaginer quelles atrocités va subir la progéniture de la reine, notamment ses autres enfants à venir.

Les autres adultes en présence semblent en adoration devant la noble, avec une forme de solennité dans leurs yeux, qui démontre l’importance du personnage central. Tous, sauf un. Un homme se prosterne à son côté pour lui baiser la main. Son regard est inexorablement vide, voire terrifié, comme si sa prosternation ici était le seul outil pour éviter que sa propre tête ne tombe. Voilà pour les adultes, mais il y a aussi trois enfants (vivants) sur cette peinture. Commençons par le bébé tenu par la femme sur la droite. Ses yeux sont étranges, eux semblent les seuls qui voient le problème. Malgré la petitesse de cet être, c’est lui qui a les plus grands yeux, comme s’il voyait la monstruosité de la scène, et serait le seul à la questionner. Mais évidemment, ce bébé ne peut avoir aucun pouvoir dessus. Reste deux petites filles, une à droite et l’autre à gauche, qui, pour ajouter une dernière touche à l’incompréhension générale, jouent avec des crânes. A la façon d’un Hamlet, elles le regardent, mais les questions qu’elles se posent, étant donné le contexte, ne sont sans doute pas aussi raisonnables que celles du héros shakespearien. « Être ou ne pas être » est une question bien trop ardue quand dans un tel tableau, rien ne devrait être du tout.

Pour finir sur le décor, on remarquera que le logo de Sigh est habilement intégré sur un large signe, au-dessus des stands de nourriture. Les bâtiments en eux-mêmes n’ont rien d’inattendu, nous voyons clairement en arrière-plan différentes bâtisses, certainement des maisons, qui sont on ne peut plus anodines. On mélange alors le terrifiant, saugrenu et surréaliste avec une scène de tous les jours, qui pourrait être issue de n’importe quelle petite ville rurale. Cette mixture accentue ce côté invraisemblable, et le renforce pour que ce soit sa magie uniquement, qui opère. Un cauchemar visuel que nous allons maintenant devoir aborder dans la musique et les textes.

Avant toute chose, voici la liste des morceaux de l’album :

1. Purgatorium
2. The Transfiguration Fear
3. Lucid Nightmares – I: Opening Theme
4. II: Somniphobia
5. III: L’excommunication à minuit
6. IV: Amnesia
7. V: Far Beneath the In-Between
8. VI: Amongst the Phantoms of Abandoned Tumbrils
9. VII: Ending Theme: Continuum
10. Fall to the Thrall
11. Equale (I. Prelude/II. Fugato/III. Coda)


Je vous invite aussi à écouter l’album pendant votre lecture, si vous le souhaitez :



Reprenons notre exercice à son commencement. Comme à l’accoutumée, nous allons revenir sur chaque morceau un par un, en tâchant de parler d’une part de la musique, et d’autre part, des paroles.


Purgatorium


Dès le premier morceau, on crée la surprise. Il se passe beaucoup de choses en à peine cinq minutes. Pas d’introduction, on rentre directement dans le vif du sujet : solo de guitare, double pédale, ça va plutôt vite. La première moitié du morceau est typiquement Metal, où l’ensemble est mené par les instruments traditionnels du genre, avec quelques notes de claviers en arrière-plan pour unir l’ensemble. Au fur et à mesure que le morceau progresse, ces claviers se diversifient, et le morceau introduit d’autres instruments à la recette, jusqu’à ce que les éléments typiques du Metal soient délaissés, et leurs riffs remplacés par des interprétations des mêmes motifs par un combo violon/piano (qui ici, me fait curieusement penser à de la harpe). Les guitares reviennent pour quelques solos, qui, il faut le préciser, n’ont rien de Black Metal, on s’approche plus facilement du Heavy et du Prog, par les échanges entre cordes et claviers. Niveau chant, c’est très dense, nous avons à la fois des cris aigus et d’autres plus graves, qui souvent se superposent, car les voix sont conjointement proférées par Mirai Kawashima et Dr Mikannibal, qui fait office de seconde chanteuse et saxophoniste, dans la formation.

Côté texte, c’est l’histoire d’un personnage courroucé par des nuits sans sommeil, qui sombre dans la démence, qui s’approche d’une mort certaine, tant il est sous l’emprise de ses cauchemars. Le refrain en dit long :

Obsessed with dreams of madness,
They shine like stars above me,
The truth keeps whispering me,
I live, you die

On croit comprendre que les cauchemars ont pris le dessus sur la vie de l’individu, et que, sans plus aucun espoir de leur échapper, ces mêmes rêves ignobles mettront éventuellement fin à ses jours. La vérité que les paroles mentionnent n’est sans doute qu’une illusion créée par des cauchemars éveillés qui viennent remplacer le tissu de ladite réalité. Ce sont les rêves qui parlent, et donc l’inconscient. Nous pouvons aussi interpréter la répétition dans les paroles de « I live, you die », comme une tentative de l’esprit de combattre ces pensées moribondes, car si l’inconscient veut la mort de l’individu, lui peut essayer, consciemment, de s’opposer à ce mal. Malheureusement, cela semble être un échec, et ainsi nous allons pouvoir plonger un peu plus dans la folie dans les pièces suivantes.


The Transfiguration Fear


    On baisse d’un ton niveau tempo, pour un morceau qui se veut beaucoup plus psychédélique, dans les claviers comme dans les guitares. On notera aussi la présence de chœurs et de chant clair. La base rythmique est agrémentée de claps des mains. Solos de guitare, solo de saxophone, la pièce devient très jazzy. Les chœurs semblent curieusement apaisés, on pousserait presque la chansonnette avec eux, et cela contraste volontairement avec les paroles, qui se concentrent sur la chute aux enfers de notre personnage, ou, si je reprends les termes employés ici, il tombe dans les ténèbres et les flammes, appelle à la fin de sa tourmente et à s’échapper de ce monde voué à disparaître. Le dernier couplet commence ainsi : “Now the candle is burning out”. L’image de la bougie qui s’étouffe, un classique de la fin de vie, que nous pouvons rapprocher ici aussi de la nuit qui s’installe et de l’absence de lumière, autant physique que mentale. Nous sommes donc à un moment annonciateur d’une fin, on pense à une tentative de suicide pour échapper à tout cela, ou au début d’un cauchemar encore pire que tous les autres. Nous verrons que c’est peut-être un peu les deux.


Lucid Nightmares – I: Opening Theme


    Ici commence un ensemble en sept parties, « Lucid Nightmares », dont ceci est l’introduction. On commence par des bruits électroniques étranges et des samples de bips d’hôpital, que font les électrocardiogrammes qui vous observent quand vous êtes entre la vie et la mort. Une voix sombre narre un texte difficilement intelligible au-dessus de ces sons, annonçant sans doute la venue du pire cauchemar du personnage (et de l’auditeur), pour revenir sur les bips à la fin. Vous comprenez maintenant ma supposition précédente, la tentative de suicide ratée, qui mène l'individu au seuil de la mort, dans un coma, peut-être, où le seul monde qui lui reste est celui de ses rêves, mais ici, ce ne sont que ses pires cauchemars, qui deviennent alors sa vie inconsciente.


Lucid Nightmares – II: Somniphobia


    Voici donc le cœur de notre sujet, la somniphobie. Un morceau lent, qui fricote avec le Doom et le Rock psychédélique, où les différents sons électroniques des multiples claviers que Mirai Kawashima utilise prennent le dessus. Ce n’est pas sans rappeler l’album Imaginary Sonicscapes, sorti en 2001. Beaucoup, moi y compris, estiment qu’In Somniphobia est le successeur spirituel de cette première tentative hautement sous psychotropes. Mirai l’a déjà lui-même dit en interview, si je ne m’abuse, que ce disque correspond plus aux ambitions qu’il avait initialement avec Imaginary Sonicsapes, mais que cette fois-ci il avait de meilleurs moyens de les mettre en œuvre. Dans tous les cas, les deux albums sont des classiques.

    Le saxophone est toujours très présent, et vers la fin du morceau, on réentend l’électrocardiogramme biper, ce qui nous conforte dans notre hypothèse énoncée plus tôt. Ces bruits s’ajoutent à différents samples saccadés d’éléments divers et variés qui peut-être, eux proviennent du monde réel. On change de l’un à l’autre comme on zappe d’une chaîne à une autre sur la télé. C’est chaotique. Réalité ou pas, notre personnage, lui, est bien piégé dans son coma.

    En effet, les paroles évoquent les multiples visions qu’il a dans son sommeil :

Colours I have never seen,
Shapes that should not have been,
My limbs that I am losing,
My mind, this fear is confusing,
My sight, but I see with no eyes

Tout semble se dissoudre dans son inconscient, se mélangent des formes et des couleurs qui n’existent dans aucun monde connu, son corps et son esprit se détachent de la matérialité environnante, pour sombrer dans l’obscurité. Ce sommeil inextricable est mentionné dans le deuxième couplet, par la phrase « You wish to wake but how? », ce qui nous assure maintenant de la situation dans laquelle se trouve notre protagoniste.


Lucid Nightmares – III: L’excommunication à minuit


    Tiens donc ? Un titre français. Inattendu ou pas ? Aurez-vous la référence ? Il me paraît incontestable que ce morceau est directement inspiré de « L’examen de minuit » de Charles Baudelaire. C’est d’autant plus percutant pour moi car je connais ce poème par cœur ; c’est le préféré de mon père. Le morceau commence directement très enjoué, avec un gros solo sur des nappes de claviers. L’ensemble du morceau est d’une saveur psychédélique où s’entremêlent guitares et claviers avec brio. Le saxophone nous propose encore un solo, les guitares adoptent une forme de suspense. Le solo de départ est répété plusieurs fois, et sonne mystérieux. Je m’amuse à remarquer ce que motif empreint de suspense et si mystérieux me fait beaucoup penser à l’introduction du morceau « Life Will Change », de l’OST de Persona 5, un jeu auquel on peut sans conteste associer les termes susmentionnés. Un hasard, un hommage ? Il faudrait demander au compositeur du jeu, Shoji Meguro.

    Revenons au poème de Baudelaire. C’est un texte sur le temps qui passe, et sur les choses indicibles commises par les humains dans le peu de temps qu’ils ont sur terre. Il nous rappelle que lorsque nous faisons le mal et que nous sommes corrompus par le Diable, « La pendule sonnant minuit, ironiquement nous engage, à nous rappeler quel usage nous fîmes du jour qui s’enfuit ». Et en effet, dans le poème, les humains préfèrent plaire à la Brute et à la Bête, et se complaisent dans leurs actes, se cachant dans les ténèbres pour ne pas qu’on les remarque. Mais avant cela, « les prêtres orgueilleux de la lyre, dont la gloire est de déployer l’ivresse des choses funèbres », auront, « pour noyer le vertige dans le délire, bu sans soif et mangé sans fin ». Si les personnages de Baudelaire se cachent pour exercer leurs méfaits, Notre protagoniste, dans Sigh, lui fonce tête baissée dans ce mal ne vit que pour lui. D’où peut-être la modification du titre en « excommunication » ; il aurait été rejeté de cet ordre de prêtres de la lyre, tant ses malversations étaient odieuses et dénuées de toute gêne. Les paroles font référence à une frénésie nocturne, une orgie à minuit qui adore leur horrible reine. Nous y trouverons, comme dans le poème de Baudelaire, des allusions à Satan, un cauchemar à la forme d’un serpent aux ailes noires, une icône autrefois appelée roi ; toute une symbolique que l’on peut aisément rattacher au Démon. Comme notre cher Charles, à la fin des paroles, il souffle sur et éteint la lumière, sauf que lui, ne va pas se réfugier dans l’ombre, non, il se réjouit dans les flammes, car comme il le dit : « We are born of fire! »


Lucid Nightmares – IV: Amnesia


    Le morceau continue dans la lancée mystérieuse qu’avaient pris auparavant les instruments. Le morceau est lent, et tout semble jouer sur cet effet de mystère et de suspense, encore une fois, tant par les guitares que par les samples et le saxophone. Entre piano et sax, on obtient un morceau à nouveau très jazzy, très doux et un tantinet mélancolique. Les voix amènent aussi beaucoup de mots chuchotés, qui renforcent l’énigme ici élaborée. On peut sans doute rattacher ce caractère énigmatique au titre, l’amnésie, l’oubli, nous plongeant dans l’inconnu. C’est par ailleurs la direction dans laquelle vont les textes, qui nous expliquent la peur que ressent le personnage. Il craint que ses souvenirs ne se dissipent dans sa folie et ses cauchemars, remplacés par des visions étranges et hallucinées qui elles, n’ont rien de réel. Sans souvenirs, il n’aurait plus rien d’humain.

    « Dont leave me alone », répète notre personnage. Il est conscient de l’état dans lequel il se trouve, mais aussi de la perte de contrôle qu’il a sur sa condition, piégé dans ce bien trop long cauchemar. Le dernier couplet est intéressant :

In a myth in an endless dream
Fear of the unknown creeps behind me,
Remembrance is emerging in the brain-fever,
So hypnotic, so terrifying as my coma gets deeper

    Pour la première fois, l’état du protagoniste est décrit noir sur blanc. Il est bel et bien enfermé dans un rêve sans fin, dans un univers inhumain où tout le terrorise, à cause du coma dans lequel il se trouve. Notez que c’est aussi la première fois que le terme « coma » est utilisé, même s’il avait déjà été rendu évident par le contexte des morceaux précédents. Et pour nous assurer de cet état de fait, l’électrocardiogramme reprend à la fin…


Lucid Nightmares – V: Far Beneath the In-Between

Le psychédélisme s’estompe légèrement, reste en toile de fond cependant. Les ingrédients sont les mêmes, mais ce morceau a une approche plus néoclassique, tout en restant évidemment très expérimental. Le côté mystérieux n’est pas non plus en reste. Et l’ensemble nous fera penser à un valse, façon Chostakovitch, notamment lors d’un passage qui part intégralement en valse, sans Metal, car pourquoi faire ? Il est drôle d’imaginer qu’au chant, il y a en invité Kam Lee, sur cette petite valse (Massacre, Ex-Mantas, Ex-Death) L’outro du morceau est intéressant aussi, il introduit un son qui s’approche de l’accordéon, que l’on entendra à nouveau plus tard, avec différents bruits de fond, le cliquetis d’une pendule, un réveil qui sonne, pour finir sur une pièce au piano, qui se rompt abruptement sur un sample de bris de verre.

    Quel est ce lieu dans lequel le protagoniste se trouve. Au plus profond de l’inconscient, bien au-delà de l’entre-deux. Plus de place pour le réel, l’espace appartient au surnaturel et surréaliste, à toutes les folies et contorsions de l’âme qu’elle représentera sous des atours des plus hideux. Nous allons simplement observer le premiers couplet, qui est très représentatif de la chose :

Phantasmagoric visions behind my eyes
Cosmic voices echo deep in my mind
Ancient chanting in an alien tongue
Dementia transfer has now begun

    L’usage d’une terminologie telle que « phantasmagorique », « cosmique », ou plus tard, en parlant des « tentacules qui enserrent son cerveau », on pense aussitôt à un imaginaire lovecraftien, qui est ici réemployé pour dépeindre les horreurs indéfinissables qui submerge son esprit. Dans la littérature de l’auteur, les Grands Anciens et les mondes parallèles d’où ils proviennent sont les créateurs de nombre de choses indicibles, ininterprétables pour l’esprit humain, qui font que lorsqu’ils y sont confrontés, ils sombrent dans la folie et se transforment en monstres tentaculaires. C’est ce qui semble arriver à notre protagoniste, possédé par ces horreurs cosmiques, il tue en leur nom et répand le sang à la gloire de ces dieux disparus.


Lucid Nightmares – VI: Amongst the Phantoms of Abandoned Tumbrils


Ce morceau, c’est l’apothéose. Il est tout bonnement incroyable. Déjà ça blaste beaucoup. On a toujours un côté néoclassique prégnant, et une approche vocale différente, car le morceau a en invité, autant au chant que pour la narration, Metatron, du groupe de Black Metal expérimental britannique The Meads of Asphodel, pour ceux qui connaissent. Piano, accordéon, trompette, des chœurs, en plus de tout ce qui était déjà utilisé, s’accordent autour des blast beats pour former un orchestre inespéré de Black symphonique de qualité maximale. C’est le morceau résolument le plus agressif de tout l’album, et pourtant, il s’y passe littéralement tout ce que la musique peut imaginer en l’espace de neuf minutes. Et c’est là qu’est toute la force de Sigh. Je le mentionnais dans ma précédente chronique sur le dernier album de First Fragment, où je comparais les deux, par rapport au fait qu’ils sont capables de tout mélanger et de produire quelque chose qui fonctionne. Ce morceau est souvent celui que je fais écouter à des inconnus qui voudraient découvrir Sigh, car il est pour moi le plus représentatif de tout ce qu’ils savent faire. La perfection, tout simplement. Le morceau finit en douceur sur un peu de piano, et s’ensuit une pluie de verre brisé, et de bruits étranges, accompagnés de nos bips d’électrocardiogramme, saccadés, soulignant qu’il y a un problème. Quel est-il ? Le réveil ? La mort ?

    Les paroles ont ici été écrites par Metatron, l’invité sur le morceau, elles sont plus structurées telles un poème classique, essentiellement en quatrains rimés, avec une atmosphère morbide prépondérante. Nous approchons de l’ensemble « Lucid Nightmares », et on peut songer à l’idée que l’étape suivante, après avoir atteint les tréfonds de la folie, c’est la mort. Le titre est évocateur, il ne reste plus que des fantômes, aux côtés de gibets abandonnés (tumbril = les chars utilisés pour transporter les condamnés à mort, notamment pendant la Révolution française). Le rêve semble se conclure en un épisode funéraire. Jugez plutôt :

I walk among the creeping hours
Towards the cemetery gate
Where death rattles purr
From ulcerous mouths agape

    Encore une fois, ce n’est pas très accueillant, et ce type de lexique, entre cadavres et cimetières, sera utilisé tout du long, avec une pointe de références infernales pour s’assurer de passer un bon moment. L’épilogue ce de rêve éveillé est la suivante : le protagoniste voudrait mourir, plus que tout, mais ne peut pas, car il est coincé dans son état comateux.

I pray for suicide
To never wake from my bed,
But how can I die
When I am already dead

    Comme le laissent sous-entendre ces quelques lignes, notre personnage n’a plus rien de vivant. Son état, perdu dans les limbes de l’inconscient, n’est pas différent de la souffrance ultime. Il préférerait mourir, mais doit subir ces cauchemars constamment. Et pourtant, pour les vivants, une personne dans le coma, en particulier si celui-ci s’éternise, sera éventuellement acceptée pour morte. Que restera-t-il de notre personnage après avoir sombré dans l’oubli des vivants ? Rien.


Lucid Nightmares – VII: Ending Theme: Continuum


    Nous voici à la fin de ces cauchemars lucides, qui prennent presque les deux tiers de l’album. Ils se terminent par cette outro purement électronique, qui maintient le suspense et le mystère développés tout au long de cette série de morceaux, laissant l’auditeur songeur quant au destin de notre protagoniste. A la toute fin, nous entendons ces mots : « We are no longer the same ». Ce voyage monstrueux aura laissé des traces, ce qui peut expliquer ces derniers mots. J’ai soutenu qu’il ne restait rien d’humain à la fin, et c’est peut-être ça que sous-tend cette dernière phrase. Pour autant, ce n’est pas la conclusion de l’album, il reste encore deux morceaux, et on peut se demander où ces derniers vont nous emmener. Quelle sera la suite du cauchemar ? Nous songions à la mort ; mais ce qui va dès à présent nous intéresser, c’est ce qu’il y a après.


Fall to the Thrall


    En écho peut-être au premier morceau, « Purgatorium », « Fall to the Thrall » maintient une vitesse similaire. On peut facilement faire le lien entre le purgatoire et l’Enfer, qui sera l’étape suivante de notre personnage, et qui fait partie intégrante du décor des paroles. Musicalement, les éléments essentiels du Metal dominent, auxquels s’ajoutent quelques détails aux claviers, dont un interlude au piano, qui sert de coutures au tissu de ce morceau. Après le deuxième interlude, le morceau prend en puissance, pour laisser place au solo, qui fuit vers une prise de vitesse sur une double pédale effrénée.

    « Thrall » n’est ni plus ni moins qu’un mot littéraire que l’on peut traduire par prisonnier ou esclave. Notre personnage, dans la mort, succombe à l’esclavage. Qui est son maître ? Là où il se trouve, présumablement Satan.

Prepare yourself to be hammered in hell,
Or did you think you'd rule in heaven?

    Toute tentative de fuite du monde des vivants ne mènera pas vers le salut. Notre personnage se retrouve maintenant enchaîné pour toujours aux flammes de l’Enfer, qui lui font payer ses péchés dans la cruauté la plus violente. Ainsi, le voilà défait, esclave du chef de ces lieux. On lui demande de supplier pour que finisse sa tourmente, mais finira-t-elle un jour ? La réponse avec l’ultime morceau de l’album. Je note que la thématique de ce morceau correspond très bien à l’ambiance générale de leur album précédent, sorti en 2010, Scenes from Hell. Impossible de dire si c’est intentionnel ou non, mais c’est un fait. Ceci dit, si ce n’est pas un clin d’œil, cela colle dans tous les cas à la continuité des événements d’In Somniphobia.


Equale (I. Prelude/II. Fugato/III. Coda)


    Voici la seconde apothéose, je ne saurais encore décrire, sinon avec émoi, la perfection que ce morceau a atteinte.  Comme son titre l’indique, on peut le diviser en trois parties distinctes. La première, le prélude, est une section étonnamment joyeuse, qui commence par quelques notes de guitare acoustique, aidées de claviers typés Prog Rock, qui fusent en solos qui nous ramènent dans les années 70. Le piano fait son grand retour, et rajoute cette note joyeuse d’espoir, quelque peu surprenante vu le ton général de l’album (mais j’ai une explication à cela que je vous détaillerai à partir des paroles, plus bas).

    La deuxième partie, « Fugato », va, sans surprise, plus vite, se permet des blast beats, saupoudrés de clavecin, d’accordéon et d’autres claviers. Solo de guitare, retour d’un violon mélancolique, montée en puissance jusqu’à la fin avec un combo de tous les instruments suscités. Le tout s’estompe dans la « Coda », un postlude ambiant et mystérieux, sur lequel on nous chuchote les quelques derniers mots du chanteur, jusqu’à ce que celui-ci doive partir.

    Là où tout l’album fait vœu de démence, ce n’est que dans ce dernier morceau qu’apparaît une certaine forme de lucidité. Ce qui peut expliquer le côté presque joyeux du prélude, car le personnage accepte enfin sa fin, et demande à mourir, et non plus à s’échapper d’un cercle vicieux de folie sanglante. Il accepte que la seule conclusion souhaitable pour terminer sa souffrance, c’est la mort. C’est évidemment extrêmement triste, mais on évoque ici l’idée qu’il n’y a plus rien de bon dans le monde pour notre protagoniste, épris de la malédiction de ses cauchemars. Il étend ce constat au reste du monde, en disant que tous, nous sommes maudits, et que personne ne peut échapper au sort jeté par cette grande mascarade qu’est la vie. Le cauchemar lucide, peut-être que c’est simplement le fait d’être vivant. Au vu de comment le monde part toujours plus en couille de jour en jour, on ne peut qu’adhérer à ce pessimisme. Les murmures de Mirai Kawashima se finissent sur cette ligne :

I’m sorry but I have to go now…

    Mais, où aller ? Mourir encore ? Continuer à vivre malgré les tourments ? Ce dernier vers nous laisse une fin ouverte, à nous de décider comment devrait être le futur. On notera que c’est la seule et unique fois où le locuteur semble s’adresser directement à l’auditeur, en lui disant que tout est fini. Cela nous rapproche du personnage, et crée presque un choc, puisque nous voilà maintenant directement impliqués dans son histoire. Et à nous de nous demander comment nous aurions traité les mêmes accès de démence, les mêmes cauchemars, si nous les avions vécus, ce qui donne une tout autre dimension à cette expérience musicale. En partant, le protagoniste nous laisse aussi seul qu’il l’a été pendant l’intégralité de l’album. Et ainsi s’achève cette chronique.


    Nous sommes le 12 mars 2022, In Somniphobia fête ses dix ans. Pour finir, je dirais que ce long voyage aux confins des cauchemars nous apprendra à mettre en perspective nos propres maux (je sais qu’il m’a personnellement aidé en ce sens). Au-delà de cette expérience presque mystique avec la folie, nous avons affaire avec cet album à un chef d’œuvre immortel de notre patrimoine musical. Aucun artiste Metal n’arrive à la cheville d’une telle sortie. Il y a tout dedans, et tout est maîtrisé à la perfection. Certes, une formule aussi à l’avant-garde n’est pas du goût de tout le monde, et n’est certainement pas adressée à toutes les oreilles. Mais si vous cherchez un produit original, vous le trouverez, il est là, devant vos yeux. Vous en trouverez bien d’autres dans l’ensemble de la discographie de Sigh.

    Je sonne très peu objectif dans mon discours, et c’est indéniablement vrai. C’est mon album préféré, non pas de Metal, mais de musique. Je l’associe à mon propre passé, je l’associe également à une personne qui m’est très chère, j’ai une vision forcément biaisée de cet objet, que je vénère depuis un petit paquet d’années déjà. Mais je suis toutefois convaincu que c’est un album extraordinaire, et j’espère par ce long texte vous avoir apporté quelque chose, ou au moins, même si vous n’avez pas tout lu, j’espère vous avoir donné envie de l’écouter. De mon côté, je souhaite de tout cœur avoir la chance de les voir en concert un jour et de faire ma groupie auprès de Mirai Kawashima, un compositeur que j’élève au rang de dieu.

Sigh, sur cet album, c'est :
Mirai Kawashima : Chant, Claviers, Piano, Orgue, Vocoder, Clavinet, Sitar, Tabla, Tanpura, Glockenspiel, Samples et appareils divers et variés.
Satoshi Fujinami : Basse
Shinichi Ishikawa : Guitare
Junichi Harashima : Batterie
Dr. Mikannibal : Chant, Saxophone

Invités :
Jonathan Fisher : Trompette
Barmanu : Sarangi
Adam Matlock : Accordéon, Clarinette
Kam Lee : Chant
Metatron : Chant
Hajime : Piano

    N’hésitez pas à les suivre sur Facebook ou encore sur Instagram.

Au revoir, à bientôt.

A propos de Hakim

Hakim, il ne faut pas le tenter. Tout est prétexte à pondre une chronique de 582 pages (Tome I seulement). De quoi vous briser la nuque en lâchant la version imprimée depuis une fenêtre. Un conseil : Levez les yeux !