Suffering Hour - The Cyclic Reckoning
CHRONIQUE – Suffering Hour – The Cyclic Reckoning
Crédits photo : Alvino Salcedo
Bonjour à tous et à toutes, vous lisez Metal Sound Media, et vous ne me connaissez pas encore. Je m’appelle Hakim, je viens de Dijon, et une présentation plus approfondie se fera peut-être plus tard, car maintenant, ce n’est pas pour cela que nous nous retrouvons. Non, en effet, c’est pour parler plus amplement du nouvel album de Suffering Hour, intitulé The Cyclic Reckoning, paru le 19 février 2021. Après un premier album acclamé en 2017 par tous les amateurs de Black/Death qui dissone, In Passing Ascension avait suffisamment marqué les esprits pour que l’on attende le retour du trio américain de pied ferme. Cette fois-ci, ce deuxième album est sorti chez Profound Lore, une maison bien connue pour son bon goût (avec Of Feather and Bone ou Portal, pour ne citer qu’eux).
Si l’on devait brièvement comparer les deux disques, on remarque déjà très vite que ce nouvel opus est plus long, alors qu’il contient moins de morceaux : 5 titres contre 8 sur le premier, concrètement. Nous avons donc affaire à des compositions plus longues. Par conséquent, il y a ici plus de place pour des variations de tempo, des morceaux peut-être un peu moins linéaires, moins brut de décoffrage, si j’ose dire. Là où le premier disque blastait plus et avait moins de passages mid-tempos, dans The Cyclic Reckoning, nous avons bien plus de sections lancinantes et atmosphériques, qui permettent d’ailleurs de mieux mettre en valeur les blasts quand ils arrivent. Toutefois, stylistiquement c’est toujours du Black/Death dissonant. Cela déplaira peut-être à ceux qui préfèrent quand la musique est plus sauvage et directe, mais personnellement, j’ai particulièrement accroché, et c’est une approche à laquelle je m’attendais après l’EP Dwell, sorti en 2019, où nous avions tout simplement un seul morceau de 18 minutes.
Avant de parler des morceaux de façon plus précise, je veux m’arrêter un instant sur la pochette. Celle-ci a été réalisée par un artiste russe, Artem Grigoryev, je vous laisse l’admirer ci-dessous :
En observant le contenu du cadre sous le logo du groupe, on remarque une ressemblance évidente avec les gravures que l’on peut trouver par exemple dans La Grande Bible de Tours, illustrée par Gustave Doré en 1866. De plus, à la manière de ces illustrations religieuses, il semble que nous avons ici une scène biblique typique. Pour l’expliquer, revenons un instant sur le titre de l’album. Nous allons, dans un premier temps, revenir sur le terme « reckoning » : c'est un mot que l’on retrouve dans l’expression « Day of Reckoning », que l’on pourrait traduire par le Jugement Dernier. En quoi avons-nous dans cette illustration une scène du Jugement Dernier ? Nous avons un homme qui semble au sommet d’un pic rocheux, si l’on en croit l’absence de végétation et les nuages qui sont à la même hauteur que lui. En face, de lui, on voit tomber du haut du ciel un éclair divin, qui serait symbole de ce jugement. Notre personnage, ceci dit, se positionne en figure défiante, comme c’est souvent le cas dans le Black Metal et plus largement dans le Metal extrême. En effet, il fait face à Dieu, ou tout du moins, à la destruction, si l’on voit ça d’un point de vue plus athée. Cet homme tient une épée dans chaque main, comme s’il était prêt à faire face à ce chaos, à le détruire, même si son corps devait disparaître dans le processus. On remarque qu’à ses pieds et sur son corps rampent des serpents, symboles de la tentation et du mal dans les représentations judéo-chrétiennes. On ne saurait dire si ces serpents ne lui servent pas en fait de moteur, car eux-mêmes peuvent représenter la défiance face au divin, renforçant alors cette image d’homme seul affrontant le Jugement Dernier.
Il me semble opportun de proposer maintenant une approche moins religieuse, à partir du terme « Cyclic », qui est transparent en français. Ces deux approches se valent, voire même se juxtaposent. Cet aspect cyclique, vis-à-vis de la destruction, nous renvoie à un aspect de la pensée nietzschéenne, développé dans le texte « Le Poids le Plus Lourd », que vous pouvez trouver dans son recueil Le Gai Savoir. Cette destruction n’est cependant pas à prendre au sens religieux du Jugement Dernier mentionné dans le paragraphe précédent. Dans son texte, Nietzsche évoque la possibilité que chaque chose vécue par l’individu, et à fortiori, par l’humanité, devra se répéter, dans chaque vie, chaque génération se succédant. C’est un concept que l’on peut rapprocher de tout un tas d’éléments de l’histoire de la pensée comme de l’histoire des sciences, tels que le Ragnarök des traditions nordiques où les extinctions de masse observables dans notre histoire géologique. L’idée est qu’à partir d’un certain point de notre civilisation, nous serons amenés à une chute, pour ensuite reprendre à nouveau. Ce concept peut aussi s’appliquer à l’individu seul, et aux difficultés qu’il rencontre dans la vie, dans notre histoire. Les erreurs se répétant, la destruction, elle aussi, se répète, et bien souvent, pour les mêmes raisons. Ainsi, nous pourrions imaginer que ce que cet homme, dans notre pochette, combat, n’est pas le jugement lui-même, mais une itération de celui-ci, car ce jugement se répète et se répètera, comme une punition pour l’humain, condamné à revivre peines et souffrances à l’infini. Peut-être que lui veut y mettre un terme, pour que ce cycle enfin se finisse. Que d’hypothèses… Nous allons quand même discuter un petit peu des morceaux aussi, non ?
La tracklist :
- Strongholds of Awakening
- Transcending Antecedent Visions
- The Abrasive Black Dust Part II
- Obscuration
- The Foundations of Servitude
Strongholds of Awakening
Après quelques secondes durant lesquelles, lentement, les instruments s'annoncent en buzzant, la batterie se lance doucement, y ajoutant progressivement cette guitare dissonante typique au son du groupe, aiguë et oppressante, proposant pourtant des riffs d’une technicité certaine. On oscille, toujours sous cette même guitare, entre des phases de blast beats et des sections plus lentes, donnant leur envergure aux blasts tout en restant pesantes quand la vitesse diminue. La basse, bien audible, remet du lourd dans la mixture, et le chant, profond et grave, même s’il peut varier, tend plus souvent vers le Death que le Black Metal. Bref, on sent dès le premier morceau que les gars de Suffering Hour ne sont pas là pour enfiler des perles. Dans les paroles, on évoque l’idée de l’illumination, la recherche d’un savoir plus grand, au défi de la Mort. Ces « forteresses de l’éveil », que l’on doit fracturer, si on reprend les mots des paroles de ce titre, sont peut-être ce carcan dans lequel nous sommes tous enfermés, que l’on doit briser pour trouver une vérité nouvelle, un peu à la manière de l’allégorie de la caverne de Platon, où les hommes sont décrits comme enfermés dans des apparences qu’ils ne questionnent jamais, jusqu’à ce que l’un d’entre eux ait l’opportunité de voir le monde extérieur et de mettre un nom sur toutes ces ombres qui les hantaient.
Transcending Antecedent Visions
On a déjà ici un morceau un peu plus long. Le premier du disque était le plus court, et là, 8 minutes, ce n’est pas rien. Un morceau aux guitares un peu plus graves et abrasives, qui a aussi pas mal de moments mid-tempos, jouant bien plus sur les atmosphères. On peut se permettre de penser que cette alternance de rythme, combinée à des notes aigües qui surgissent et s’estompent sont un moyen d’exprimer par un son ces visions qui apparaissent et disparaissent comme des flashs devant le protagoniste de cette pièce. Ce son aigu du guitariste nous revient lors de la conclusion du morceau, qui se termine sur un passage ambiant, nous lançant directement vers le morceau suivant, de façon très naturelle. Mais avant d’y arriver, revenons sur les paroles de Transcending Antecedent Visions. Comme le titre peut le faire imaginer, il fait référence à des illusions, des souvenirs et des phosphènes que verrait le protagoniste de ce morceau, des images du passé, torturées, qui imprègnent son esprit, et qui, si je reprends le vocabulaire du texte original, sont des visions d’agonie. Si on revient à cette idée de cycle de destruction mentionné plus haut, ces révélations peuvent être interprétées comme les jugements et le chaos des différents épisodes de catastrophe que l’humanité a vécu auparavant, que notre homme perçoit ici dans sa psyché et sa folie.
The Abrasive Black Dust Part II
Comme vous pouvez le deviner, ce morceau fait suite à The Abrasive Black Dust, le quatrième morceau du premier album de Suffering Hour. C’est très clairement le morceau le plus atmosphérique et le plus posé du disque. Limite, ça peut se rapprocher de choses que l’on peut entendre sur des albums de Post-Rock/Post-Metal sur certains segments. On a par ailleurs un chant plus parlé que crié sur le début du morceau, peut-être pour correspondre à ce virage stylistique. Toutefois, les cris reprennent et la lourdeur s’impose, la batterie reprend à une vitesse modérée, sans être frénétique, et ralentit pour nous laisser planer dans son espace hypnotisant. Et pourtant, après un interlude très doux, avec guitare et basse qui forment des vagues incroyables que je ne saurais décrire mieux, le morceau se conclut sur la partie de l’album avec les blast beats les plus énervés de leur discographie. Le niveau de frissons quand ceux-ci commencent est insoutenable. On finit à nouveau sur le même passage presque Post-Rock qui avait commencé le morceau, et on respire, parce que c’était intense. Les paroles vont dans la directe lignée du prédécesseur de ce morceau. La partie II de The Abrasive Black Dust explore donc encore une fois cette idée nous avons échoué à nos idéaux, à rester unis, et nous sommes dispersés, corps, pensées et émotions, dans cette poussière noire et informe, et nous devenons sédiments, comme pour un retour à la terre, ou ce qu’il en reste. C’est un symbole de l’échec et de sa conséquence finale, le regret, puis la mort.
Obscuration
Un morceau un peu plus court que les précédents, qui démarre au quart de tour sans aucune sommation, donc bien plus direct que ses collègues. Le hurlement du chanteur perce derrière la batterie, menant vers un pont plus lent pour ensuite reprendre la bagarre. Les thématiques abordées suivent le morceau précédent, où il ne restait plus de matière physique à l’humanité. Le morceau souligne la noirceur inhérente à la psyché humaine, plus sombre encore que le vide infini. Rappelons que l’obscuration, en astronomie, c’est ce phénomène où un astre en cache un autre sur son passage, tout comme une éclipse, le noir ultime, un phénomène incompréhensible annonçant la fin d’un monde pour beaucoup de civilisations avant la nôtre. Selon les paroles, c’est dans ce vide qu’il y aurait, cachée, la vraie splendeur.
The Foundations of Servitude
Ce morceau est un véritable colosse de plus de 16 minutes, où, dirais-je, nous pouvons retrouver un peu de tout ce que le groupe a utilisé dans ses précédents morceaux, avec une certaine prévalence d’un chant plus typé Black que Death, cette fois-ci. Généralement, en dehors des albums de Prog et de Funeral Doom, des pièces d’une telle ampleur se font rares. Ceci dit, cela me permet de mentionner en aparté l’origine du nom du groupe. Suffering Hour, c’est aussi le titre du premier album d’Anacrusis, sorti en 1988, un groupe de Thrash américain qui a pu toucher au Prog plus tard dans sa carrière. Avant de s’appeler Suffering Hour, le trio a pu sortir deux démos sous le nom Compassion Dies, dans un style qui peut se rapprocher justement d’Anacrusis. Ils sont ensuite devenus ce que nous connaissons sans oublier leurs influences d’origine. Peut-être donc, à la manière de certains groupes de Prog, ils ont pu vouloir terminer leur nouveau disque avec un titan de 16 minutes. Comme je le disais précédemment, ce morceau propose tout le savoir-faire du groupe, et est indéniablement une expérience intense pour l’auditeur. « Les fondations de l’esclavage », si je puis me permettre la traduction, c’est ce monde et cette société stagnante dont la seule évolution semble être l’effondrement, dans cette triste époque que nous vivons. Époque dont nous sommes, justement, bien souvent esclaves malgré nous. Selon les paroles, le progrès, ou la notion de persévérance, sont entravées par la peur et les chaînes qui nous piègent nous-mêmes. L’humanité est paralysée, et pourrait, par cette paralysie, cette incapacité à pouvoir/vouloir changer les choses, se diriger droit vers sa propre perte. C’est dans ce morceau que le titre de l’album, The Cyclic Reckoning, réapparaît dans le texte. Ce cycle, est-ce donc alors une représentation de la condition humaine, emprisonnée par l’irrationalité, les comportements impulsifs et irréfléchis, les instances de pouvoir qui ne font que servir leurs propres desseins au détriment du peuple, qui font qu’encore et toujours nous nous attirons les pires problèmes et errons dans des psychoses terribles. C’est possible. En tout cas, à l’heure ou la planète souffre et où l’humanité continuellement s’autodétruit, c’est malheureusement une pensée qui est légitime et plausible.
Nous y sommes, c’est la fin de cette chronique, d’un album qui a pour moi été émotionnellement difficile. C’est toujours pour de telles raisons que je souhaite écrire, indubitablement. Suffering Hour nous a donné un album qui illustre l’autodestruction de l’humanité, en prenant une position de rebelle face à cette condition dans laquelle nous sommes enlisés. En bref, ce n’est pas de la musique fun. Si leur premier album avait déjà été exécuté avec brio, celui-ci pousse les limites de leurs compositions et nous montre un produit fini plus mature et maîtrisé. C’est une sortie qui me paraît incontournable pour les amateurs du genre, que je vous invite à écouter au plus vite.
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Et ensuite, allez voir leur Bandcamp, où vous pouvez écouter leur musique, si tout ceci aura su attiser votre curiosité !
J’espère vous retrouver au plus vite pour un nouveau texte. Je ne sais pas encore sur quoi, seul l’avenir nous le dira ! J’espère que vous avez apprécié cette lecture autant que j’ai aimé l’écrire. On se dit à bientôt !
-Hakim
A propos de Hakim
Hakim, il ne faut pas le tenter. Tout est prétexte à pondre une chronique de 582 pages (Tome I seulement). De quoi vous briser la nuque en lâchant la version imprimée depuis une fenêtre. Un conseil : Levez les yeux !