Chronique Autarkh - Form in Motion

Chronique Autarkh - Form in Motion

Chroniques 25 Juillet 2021

Crédits photo : Steph Byrne

Aujourd’hui, nous allons nous pencher sur un nouveau projet singulier apparu il y a peu dans la scène néerlandaise : Autarkh, groupe né sur les cendres des incroyables Dodecahedron, officie dans un style particulier, qualifié par leur label, Season of Mist, de « Contemporary Extreme Metal ». Pour ceux qui connaissent Dodecahedron, Avant-Garde/Experimental Black Metal, ils sauront à quoi s’en tenir. Ou pas. Ce que l’on peut retenir de ces derniers, c’est qu’ils se démarquaient du reste des artistes dissonants avec des approches électroniques et des concepts assez abstraits pour l’auditeur. Pour Autarkh, nous pouvons retenir ces éléments dans les compositions de Michel Nienhuis, toutefois, l’équilibre entre les différentes influences est tout autre.

Michel Nienhuis (guitare/chant/composition) et Joris Bonis (sound design/programming) reviennent de Dodecahedron dans ce nouveau projet, où la musique et les beats électroniques sont prédominants, aidés pour cela par Tijnn Verbruggen. Concrètement, deux personnes se collent au sound design électronique du projet, ce qui démontre la volonté de rendre cet aspect encore plus important. Ils sont rejoints par David Luiten (guitare/backing vocals) et Desmond Kuijk (basse) et sortiront leur premier album, intitulé Form in Motion, le 12 mars 2021. Un disque de Metal extrême expérimental, où se mêlent sons électroniques, Black Metal, Doom, et bien d’autres choses encore. C’est là que les musiques avant-gardistes prennent tout leur intérêt ! Nous allons en discuter plus en détail dans les lignes qui vont suivre.

Mais d’abord, jetons un œil à l’artwork de Form in Motion, conçu par Manuel Tinnemans (Comaworx) :



Là où les pochettes des deux albums de Dodecahedron étaient plutôt épurées, celle-ci est pour le moins chaotique, et justement, au vu du nombre d’informations peu évidentes présentées dessus, il est difficile de définir précisément ce qu’elle représente, mais nous pouvons imaginer que c’est en partie l’objectif de la manœuvre, afin de semer un trouble, une incompréhension, pour souligner l’étrangeté de l’expérience auditive à venir. Si le titre de l’album est Form in Motion, et bien, justement, du mouvement, ici, il y en a. Nous allons tenter d’émettre quelques hypothèses à ce sujet. Le principal élément de cette pochette est la grosse figure sphérique sur la droite, qui semble avoir un fort mouvement rectiligne, et qui aurait pu créer ce qui ressemble à une cavité sur son passage, sur toute la largeur de l’œuvre. Ceci dit, en dehors de cet élément, le reste de la pochette fourmille de détails relativement abstraits qui vont dans tous les sens. Ces mouvements multiples peuvent représenter les directions tout aussi multiples du groupe, l’évolution de la musique et de ses thématiques dans une direction peut-être donnée, mais dont tous les détails soulignent la complexité. Michel Nienhuis avait précisé avant la sortie de l’album que celui-ci explorait le concept du développement/de l’évolution, et que cet artwork représentait parfaitement l’idée qu’il voulait véhiculer avec sa musique. Nous pouvons pour finir ajouter que cette structure sphérique mentionnée plus tôt, ressemble fortement à un œil, et pourrait être autant instigatrice du mouvement, que témoin de celui-ci. Maintenant, pour essayer de comprendre ces mouvements, ces évolutions, il va falloir regarder plus en détail le contenu textuel et musical des morceaux à proprement parler, pour en tirer quelques clés de compréhension.

Dans un premier temps, voici la tracklist de l’album :

1/ Primitive Constructs
2/ Turbulence
3/ Cyclic Terror
4/ Impasse
5/ Introspectrum
6/ Lost to Sight
7/ Metacognition
8/ Clouded Aura
9/ Alignment
10/ Zeit ist nur eine Illusion

L’album ayant plusieurs sections instrumentales de type intro/outro/interlude, elles seront associées à un morceau pour la partie qui suit.

Primitive Constructs + Turbulence

On commence avec une introduction spatiale, qui ne laisse planer aucun doute sur les penchants industriels de la musique que nous nous apprêtons à écouter. S’ensuit le premier morceau, Turbulence, qui démarre au quart de tour sur des blasts bourrins. Tout est programmé, donc il paraît honnête de dire que les beats s’apparentant à de la batterie classique font partie de la structure électronique de l’album. Différents éléments percussifs s’ajoutent constamment à la rythmique, des sons purement électroniques qui font penser à des bruits de machine. Des guitares rapides façon Black Metal s’enchaînent. On alterne entre sections rapides et sections lentes, qui mettent en avant les sons métalliques et mécaniques du morceau. Le chant peut paraître déroutant par moments, Michel Nienhuis use fréquemment d’une technique à mi-chemin entre du clair et du saturé, qui rappelle ce qu’on peut trouver dans le Metalcore, et des cris plus aigus se rapprochant davantage du Black Metal. La « turbulence » à laquelle le titre du morceau fait référence est un événement destructeur auquel nous serons inéluctablement confrontés. Les paroles sous-tendent que l’humanité s’apprête à faire face à un mur, arrive à un point où son horizon est indistinct, nous condamnant à regarder en arrière et à subir les conséquences de nos actes. Je cite : « Nous ne sommes pas punis pour nos péchés, mais par eux-mêmes ».

Cyclic Terror

Ça commence par des beats saccadés, qui appartiennent sans doute plus au monde des musiques électroniques qu’à celui du Metal. Le morceau reste tout du long sur des tempos relativement lents. Ceux-ci contrastent beaucoup avec la voix du chanteur, qui crache ses paroles avec un débit constant, et une vitesse qui elle, est généralement bien plus rapide, comme s’il faisait un discours apocalyptique, une révélation, à son auditoire. Des petits moments ambiants viennent agrémenter cette mixture. En bref, ce morceau, c’est de l’Indus pur et dur. Revenons sur le débit des paroles, qui met clairement l’accent sur les celles-ci, mettant en valeur les mots eux-mêmes. Ca laisses sous-entendre que nous avons affaire à un projet qui nous invite entièrement à rentrer dans son unviers textuel. Il est intéressant de constater qu’elles sont composées principalement de phrases courtes, à propos de crises personnelles et idéologiques, et du chaos qui en est la conséquence. Ces phrases courtes laissent penser que la personne s’exprimant ici est perdue, paralysée par l’incompréhension. On y aborde le concept de réalité, le fait qu’elle se construit, se déconstruit constamment pour en reformer une nouvelle, des nouvelles. Se forment des problèmes, des incompréhensions, des contradictions, que l’auteur traduit en tempête, des vents changeants qui ne mènent à rien.

Impasse + Introspectrum

Petit interlude, tout d’abord, calme, mais pas reposant, car les sons mécaniques qu’il propose peuvent être oppressants. S’ensuit Introspectrum, un morceau avec des sections de guitare et des percussions saccadées, toujours avec de nombreux bruits électroniques en nappes tout du long, avec des sections qui les mettent en avant, notamment par la basse, qui est remarquablement audible et est le cœur de ce morceau. Le chant utilise les mêmes techniques qu’avant, on notera que le chant typé Metalcore tire sur les aigus et le clair ici, pour plus de variété. Si l’album commençait, avec Turbulence et Cyclic Terror, à s’appesantir sur les souffrances psychiques et physiques ressenties par l’auteur face aux mouvements chaotiques et incompréhensibles de cette réalité qui lui échappe, sur Introspectrum, il commence à chercher des solutions au problème. L’introspection comme première étape pour « trouver un remède » à la réalité décousue à laquelle il fait face. Il scrute les abysses pour trouver « le principe qui unifie la réalité physique ». Nous pourrons dire que dans l’absolu, comme beaucoup auparavant, nous nous questionnons ici sur l’univers et ce qui fait qu’il est ainsi. La grande question : « Pourquoi sommes-nous ? Pourquoi ceci est ? Comment définir ce qui est ? ». Ce questionnement ne remet donc pas en question cette réalité catastrophique et inconcevable, puisqu’elle est déjà, que nous le voulions ou non, mais essaie de rattacher ensemble tout ce qui fait que la réalité est un ensemble théoriquement défini.

Lost to Sight

Le morceau que j’ai préféré sur l’album ! Ce qui tombe sous le sens dès le départ, c’est que ce titre veut faire du Doom, et bien plus encore. La rythmique de base est résolument lente et pesante. Le chant prend une tournure très intéressante, car sur différentes sections où le débit est très rapide sur ce rythme Doom, nous sommes clairement à la limite du Rap, ce qui est peu usuel dans le milieu du Metal extrême. On notera aussi le chant clair du second guitariste en retrait sur différentes parties de la chanson, donnant un aspect éthéré à celles-ci. Au milieu du titre, le tempo s’accélère et blaste, on repart sur un moment typé Black Metal, qui après ce début Doom, prend de l’ampleur. À la fin du morceau, la rythmique Doom revient et fait le choix de la longueur pour rendre son outro plus oppressant et grave. Les paroles nous font comprendre que le personnage que nous suivons depuis le début commence enfin à mieux comprendre de quoi est constituée la réalité dans laquelle il évolue. Pour rattacher ensemble tout ce qui est, et développer cette compréhension subtile et inaccessible de l’univers, il faut remettre en question les choses telles que nous les percevons. Il faut donc développer la pensée humaine afin de trouver une nouvelle direction à suivre pour notre existence, et cette direction ne saura être donnée que si l’on arrive à se détacher du passé et appréhender de façon presque divine notre univers, à fusionner l’esprit et la matière, ce qui rappelle en partie le transcendantalisme américain. 

Metacognition + Clouded Aura

Metacognition est un assemblage de nappes électroniques lancinantes, qui cette fois nous propose un vrai moment de repos sur l’album. On y entend  aussi progressivement quelques sons mécaniques, et ce qui ressemble à des bruits de pas, nous guidant vers le morceau suivant dans une explosion, démarrant dans la violence le morceau Clouded Aura. Ce dernier est sensiblement plus long, et alterne entre des parties ultra rapides et agressives et des sections plus calmes. Il n’en est pas moins le morceau le plus extrême de l’album, avec beaucoup de blasts, de la double pédale et des bruits mécaniques qui vont à la vitesse des blasts, accompagnant la section batterie à merveille. Si dans le morceau précédent, on pouvait dire que le personnage que nous suivons commençait à bien cerner son interprétation de la réalité, Clouded Aura montre que les choses ne sont pas aussi simples qu’on le voudrait. Toutefois, malgré les difficultés rencontrées, le morceau suggère que si l’on arrive à concevoir un résultat précis parmi la masse informe des informations de nos réalités, on peut s’en servir comme guide afin d’au moins échapper à cette catastrophe. Il faut comprendre à travers le morceau qu’il est impossible de comprendre la réalité dans son intégralité, mais il nous est possible, pour naviguer dans ce flot constant, de suivre un objectif bien défini pour échapper à la discorde engendrée par la réalité.

Alignment + Zeit Ist Nur Eine Illusion

Alignment commence avec un mélange de différents sons mécaniques qui semblent dissoner face au reste de l’instrumentation, très atmosphérique, à laquelle s’ajoute un peu de chant clair pour accentuer cette sensation. Le morceau reste principalement mid-tempo, et est à mon sens le plus industriel de l’album, où les bruits de machines sont le plus en avant dans la composition. Le ralentissement contraste sans doute volontairement avec le morceau précédent, et veut par-là aussi annoncer la clôture de l’album. Cependant, comme auparavant par exemple dans Lost to Sight, le débit du chanteur est très rapide, et encore une fois, frise le Rap, à ceci près que c’est toujours du chant guttural. La seconde moitié du morceau reprend les mêmes riffs mécaniques du début, et concentre le reste de son instrumentation sur des plans atmosphériques électroniques, et finit sur une espèce de grésillement/amas de bruits de dysfonctionnements de machines, qui se poursuit dans l’outro de l’album, Zeit Ist Nur Eine Illusion (Le Temps n’est qu’une illusion), pour finir dans un fade out, et obtenir une conclusion calme. Ou pas. On se permet un dernier grésillement explosif sur les dernières secondes, peut-être pour annoncer que la boucle chaos/contrôle dans laquelle s’inscrit l’album reprend. Alignment nous montre qu’à cette extrémité de sa réflexion, notre personnage a enfin une maîtrise totale de lui-même et de la réalité de ce qui l’entoure. « Les mots et les actes s’alignent, l’espace-temps se redéfinit ». Nous comprenons que ce que le personnage recherchait était une forme d’autonomie ultime, métaphysique et extratemporelle, une idée renforcée à mon sens par le titre de l’outro, qui montre que le personnage est indépendant du temps, qui n’est qu’une illusion. « A vivre dans le royaume de l’imprévisible, nous devenons toutes les éventualités à la fois, en touchant l’absolu et en m’alignant sur le divin, ainsi je laisse ma trace. Un équilibre inaltéré, la vraie maîtrise de soi » ; et il finit sur ces derniers mots : « Je deviens l’autarque ». C’est un terme totalement désuet, mais qui nomme le groupe lui-même, Autarkh. Vous voyez sans doute le lien avec le terme « autarcie », qui en découle. Être autarque, c’est être totalement indépendant du reste, se suffire à soi-même.

Ainsi se termine donc cette chronique. Si l’on devait résumer ce qu’Autarkh a fait avec ce premier album, c’est un mélange inédit de Metal extrême et d’Electro industriel, agrémenté de diverses influences, proposant au final une expérience vraiment nouvelle, même pour un habitué de Metal expérimental. À travers ce mélange unique, le groupe explore avec Form in Motion une interprétation personnelle de la façon dont nous pouvons survivre aux différents événements qui s’entrechoquent, dans la réalité chaotique et saccadée dans laquelle il nous est si facile de perdre pied. Cette interprétation est perçue comme un mouvement, celui de l’individu perdu vers l’autarque, la dénomination de l’homme que le personnage que l’on suit tout au long de l’album désire devenir, un être évoluant sur un plan supérieur, qui ne souffre plus des affres du monde physique.

Ce n’est peut-être pas un album qui ravira toutes les oreilles, mais il est certain qu’il apporte un vent frais sur la scène expérimentale. Une expérience singulière qu’il paraît bon d’aller voir en live une fois que cela sera possible. Autarkh ont joué leur album en entier au Roadburn Redux, la version en ligne du Roadburn Festival qui a eu lieu sur YouTube en avril. C’était exceptionnel, donc j’ai hâte de pouvoir voir ça de mes propres yeux, sans écran interposé.

N’hésitez pas à aller suivre le groupe sur leurs réseaux, on se retrouve bientôt pour une autre chronique !

En attendant, écoutez Form in Motion dans son intégralité ici :


Autarkh sur Facebook
Et sur Bandcamp

A propos de Hakim

Hakim, il ne faut pas le tenter. Tout est prétexte à pondre une chronique de 582 pages (Tome I seulement). De quoi vous briser la nuque en lâchant la version imprimée depuis une fenêtre. Un conseil : Levez les yeux !