Gorod - Æthra

Gorod - Æthra

Chroniques 10 Décembre 2018
Bien que le Technical Death Metal soit un genre qui se soit particulièrement bien exporté aux USA ou en Allemagne, pays où l’on trouve une forte concentration de groupes phares, penchons-nous sur le principal représentant de ce genre au sein de notre scène Française : j’ai nommé les Bordelais de Gorod. Et comme souvent, on a la chance d’avoir là un groupe qui se démarque particulièrement bien de la scène internationale.


En effet, le quintet, et plus particulièrement sa tête pensante, le guitariste et compositeur Mathieu Pascal, ont une approche de la composition assez peu commune dans la sphère du Tech Death. Là où la technique et la richesse musicale des riffs sont les priorités de la majeure partie des groupes du genre, la musique de Gorod se démarque par la place importante donnée au groove dans les morceaux. Et par « groove », je désigne la sensation de dynamique crée par les rythmes d’un instrument, qui propage une envie de danser, ou plutôt dans le cas présent, de headbanger jusqu’à se briser la nuque, bien que ce terme ait peut être un sens différent dans le cadre d’une analyse plus « musicologique ». Ceci étant dit, est ce que le dernier album du groupe, Æthra, sorti le 19 Octobre dernier, arrive à suivre ? 

Bon, je ne vais pas tourner autour du pot : Æthra est très bon album de Tech Death. Mais c’est selon moi le pire album que Gorod nous ai pondu jusqu’à là. Dans l’ensemble, je suis très mitigé, car comme je l’ai dit plus haut, Gorod a un vraiment son propre style de Tech Death, qui se base sur le groove. Une nuance est cependant nécessaire. Nous avons tous une réaction différente face aux mélodies, aux riffs, et face au groove. Certains dansent, d’autres restent statiques. Mais ça ne vaut pas pour autant dire qu’il n’y pas de bons grooves, et de mauvais grooves. Car même si cette notion fait le lien entre la danse et la musique, certains ont tendance à oublier toute musicalité pour se concentrer uniquement sur le fait de donner envie de danser. 

Ceci est le niveau zéro du groove, et des riffs comme ça, on en trouve à la pelle: basse et guitares qui jouent leur note la plus grave en palm mute sur un rythme très simple, synchronisés à la grosse caisse de la batterie, le tout ponctué de silences. Certains vont plus loin en ajoutant de la polyrythmie, mais le principe reste fondamentalement le même : on se contente d’une note, et on apprend un rythme plus ou moins complexe par cœur. C’est musicalement mauvais dans le cas où l’on cherche à faire quelque chose d’intéressant, de pertinent, mais c’est sans doute le moyen le plus direct et efficace pour faire un riff groovy. Qui peut se vanter de n’avoir jamais eu envie de bouger sur du Suicide Silence sans se teinter de mauvaise foi ? Pas grand monde, à mon avis. Les riffs groovy étaient donc condamnés à être incompatibles avec une quelconque forme d’intérêt musical… Puis arriva Gorod


Gorod a montré au fil de ses albums qu’il était possible de faire headbanger la masse tout en satisfaisant l’élite pédante avide de richesse musicale, et ce, en remontant aux origines mêmes du terme « Groove » : le Jazz, et plus précisément le Swing. C’est le Swing qui a popularisé cette manie d’accentuer le 2ème 4ème temps d’une mesure, qu’on retrouve énormément dans le Reggae par exemple, et qui donne une allure très propice à la danse (ou au hochement de tête). Couplés à cela, des accords complexes, générateur d’une forte tension harmonique, et des notes étouffées qui marquent le 1er et 3ème temps, et vous avez une bonne source d’inspiration pour composer tout un tas de riffs très intéressant, une fois adaptée dans le style Tech Death.  

Autres sources d’inspirations récurrentes chez Gorod : la Funk. Ce style partage de nombreuses caractéristiques avec le Swing, à la différence qu’il se veut moins sage, moins limité rythmiquement. Là où le Swing se contente de 4 temps par mesure, en alternant notes étouffées et accords, la Funk est plus instable, plus mélodique, et plus adaptée à la guitare électrique. Les accents sont souvent placés entre les temps, il y a plus de changements d’accords au sein d’une même mesure, et la guitare a pour rôle d’accompagner la lead (généralement : le chanteur ou la chanteuse) mais aussi de générer des mélodies efficaces. Et ça tombe bien, dans la Funk, la basse a aussi un rôle primordial : faire le lien entre la batterie (section rythmique) et la guitare (section mélodique). Quoi de mieux que du slap pour remplir un tel rôle ? Bref, voilà encore une influence supplémentaire pour faire quelque chose de groovy et d’intéressant. 

Maintenant, vous mélangez tout ça avec de la distorsion, des riffs ultra technique, de la double pédale, du growl, des mélodies en voix saturée, et vous obtenez… Tadam ! Une partie de la musique de Gorod ! Et oui, seulement une partie, car tout ceci n’est que l’ensemble des influences qui font le groove de la musique de Gorod, or la musique de Gorod ne se résume pas qu’à du groove. On y trouve par moments de grosses influences Black, Thrash, Fusion, Melodeath, bref un bon paquet de sous genres différents. Et le plus impressionnant, c’est que le groupe maîtrise à la perfection la quantité et la qualité… Jusqu’à l’arrivée de Æthra

On y arrive enfin ! Bon, après une si longue parenthèse, il est évident que mes propos prennent en considération la qualité globale de la discographie de Gorod, et que si je considère cet album au mieux « sympa », c’est en comparaison avec les anciennes sorties. 


Bon, ne tardons pas : qu’est ce qui ne va pas avec Æthra ? Et bien dans l’ensemble, je trouve cet album bâclé, froid, sans profondeur, et indigne de Gorod. Vous vous souvenez quand j’ai parlé du « niveau zéro du groove » un petit peu plus haut ? Et bien par endroits, Æthra se rabaisse à fournir ce genre de rythmique bancale, comme dans Godess Of Dirt, un morceau qui part malgré tout assez bien, avec un enchainement de riffs très techniques, constitués de légères influences Thrash, très funky avec une accentuation rythmique située entre les temps. Puis arrive le second tiers du morceau, constitué d’un seul riff, que n’importe quel guitariste amateur de Deathcore pourrait composer après 30 secondes de jam, et dont l’intérêt m’échappe complétement. Ok, cela crée un gros contraste avec le début du morceau qui est ultra rapide, mais c’est fait avec tellement peu de subtilité… Heureusement, le frontman Julien Deyres donne une ambiance légèrement hypnotizante à ce riff, à l’aide d’un effet assez étrange, que je ne saurais nommer, sur sa voix. Puis s’en suit un solo fort sympathique qui redonne un petit peu d’intérêt à l’écoute. 

Cet exemple est là pour illustrer l’un des gros reproches que j’ai à faire à cet album : le manque de subtilité. Goddess Of Dirt, And The Moon Turned Black, et Inexorable sont les 3 morceaux où cette absence de créativité quant à la volonté de faire des riffs groovy est flagrante, alors que c’est l’une des raisons pour lesquelles Gorod fait partie du haut du panier en terme de Tech Death selon moi. Attention, je ne dis pas que ces morceaux sont à jeter, mais certains riffs n’ont tout simplement pas lieu d’être, et sont indignes de ce que Gorod a l’habitude de composer. C’est lourd, et pour moi, la lourdeur n’a jamais été un critère qualitatif en musique, mais plutôt une manière gentille de dire « chiant ». 

En dépit de ces riffs si « lourds », l’autre gros reproche que j’ai à faire à Æthra, c’est que j’ai l’impression que certains morceaux ont été fait à la va-vite. En soi, je n’ai pas vraiment de problème avec ça, le problème vient plutôt du fait que cela se remarque. Certains des meilleurs morceaux de Gorod ont sans doute été composés en moins de quelques jours, mais c’était surement sous l’influence d’une inspiration importante et d’un grand nombre d’idées dans un court laps de temps. Ici, j’ai plutôt l’impression que le processus de composition est forcé. La grande majorité des morceaux de Gorod ont l’air simple aux premiers abords, mais sont en fait très complexes et très bien ficelés. Ici, les morceaux ont juste l’air simple, sans qu’il n’y ait une grande profondeur derrière. Bekhten’s Curse est très représentatif de ce que je veux dire. 80% de ce morceau consiste en un plan de guitare joué en tapping, avec quelques variations et quelques harmonisations simplissimes. Le reste du morceau est un remplissage avec des riffs qui, encore une fois, auraient pu être composés par n’importe quel guitariste jouant du Death Metal moderne. 

Alors certes, c’est direct, sincère, impulsif, et cela peut plaire à beaucoup de monde. Mais être sincère ne justifie pas le fait de répéter 2-3 motifs en boucle et de les prolonger sur 4 minutes alors qu’en 1 minute on en a fait le tour. Dans une moindre mesure, Wolfsmond est assez similaire, avec des riffs à peine sophistiqués. Je veux dire : on parle de Gorod là, pas d’un groupe de Death Metal sur lequel on serait tombé après avoir été dans la section « random band » de Encyclopaedia Metallum


Dernière chose sur laquelle Æthra se ramasse : le son global. Bon, dit comme ça c’est très vague et c’est quelque chose que j’aborde rarement dans mes chroniques, mais je vais clarifier un peu. Par-là, je veux dire que l’album manque cruellement de prestance. Si ce n’était pas Gorod, je dirais même qu’il manque de personnalité, mais la composition est loin d’être assez mauvaise pour que je parle en ces termes. En bref, je trouve Æthra très froid, et assez générique au niveau du mixage. J’ai l’impression que le mix tend à accentuer les parties lourdes, ce qui leur donne un rendu vraiment massif et imposant. Mais pour moi, cela ne fait que cacher le peu de recherche derrière ces parties. Auparavant, le mix de Gorod mettait en valeur les détails, les petits arrangements entre les pistes de guitare qui donnaient l’impression d’entendre les musiciens dialoguer entre eux avec les notes, et assuraient une cohérence globale dans les morceaux. 

De plus, le son des guitares était assez unique, il y avait un léger crunch, et pas plus de distorsion qu’il n’en fallait, ce qui permettait au groupe de garder son identité sonore même lorsqu’il y avait un changement brutal de style en plein milieu d’un morceau. Et puis surtout, on entendait la basse. Je ne sais pas ce qui est arrivé à Benoît Claus, aka Barby, qui a toujours réussi à proposer des lignes de basse inspirées et intéressantes, tout en gardant cette touche de folie propre à Gorod, mais la basse cet album est assez creuse. Non seulement, on ne l’entend que très peu à cause de ce mix qui privilégie les grosses fréquences basses très imposantes des guitares, mais en plus de cela, elle ne donne pas spécialement l’impression de vouloir se mettre en avant. Après, ça peut être un parti pris, ce que je comprends bien. Mais à l’heure où Gorod semble composer des morceaux moins intéressants et plus caricaturaux que d’habitude, des lignes de basse comme celles que Barby a l’habitude de composer n’auraient pu que briller de plus belle.  

Bon, je pense avoir déversé suffisamment de haine contre cet album. Passons maintenant en revue les raisons pour lesquelles Æthra est l’une des meilleurs sorties de l’année année selon moi. Non parce que bon, même en faisant exprès, ce groupe ne pourrait pas écrire un album sans qu’il n’y ait rien de bon dessus. 


Déjà, une chose : Æthra. Bon ok, ce mot est déjà apparu environ 126 fois depuis le début de cette chronique, mais cette fois, je parle bel et bien du titre éponyme ! Ce morceau qui est un pur ovni au sein de la discographie de Gorod, et qui a déjà sa place parmi les grands classiques du groupe. Rien qu’avec son introduction à l’ambiance ultra psychédélique, construite sur un échange de lead entre les deux guitares au son à la fois bluesy et profond, ce morceau annonce déjà quelque chose d’énorme.

A cela s’ajoutent les chuchotements très intimistes de Julien Deyres, suivis d’un court break faisant monter la tension, jusqu’à l’arrivée cataclysmique des guitares saturées sur un riff écrasant. Le morceau alterne les ambiances, sombres, majestueuses, psychédéliques, parfois même loufoques, tout en gardant une forte cohérence globale. C’est un titre qui se concentre plus sur la transmission d’émotion plutôt que sur le sens du groove, ce qui est à mon sens une première chez Gorod. Et qu’est-ce que c’est bien fait ! On trouve dans The Sentry un interlude assez similaire à l’ambiance aérienne de Æthra, mais ce sont malheureusement les deux seuls morceau proposant cela.  

Une autre chose que j’ai citée comme un défaut, mais qui, dans une moindre mesure, peut être considéré comme une qualité : la spontanéité de l’écriture de l’album. Attention, il faut quand même distinguer la spontanéité du manque d’idée recherchée. Chez Gorod, les morceaux ont souvent l’air « simples » pour du Tech Death au premier abord, mais s’avèrent être en fait très complexes quand on s’y penche de plus près. Cette capacité à dissimuler tout le côté alambiqué de la composition pour mettre en avant l’essentiel, c’est ce que j’appelle la spontanéité. Chandra And The Maiden, Hina, et The Sentry sont assez représentatifs de cette idée. 

Chandra And The Maiden a un côté assez hypnotique, et met en avant la mélodie et l’harmonie de son riff principal pour nous amener à un solo final terriblement envoûtant et majestueux. Sans s’en rendre compte, on se retrouve emporté par la spirale progressive de ce morceau, montant de plus en plus en intensité. Hina a également un côté très prog, avec une structure assez complexe par rapport aux autres morceaux. On traverse de nombreuses atmosphères, et la musique est vraiment dense et parlante, on comprend que l’on nous raconte une histoire qui va quelque part, et c’est assez rare chez Gorod d’avoir une composition aussi « émotive ». Les transitions sont très bien écrites, ce qui rend le morceau fluide et cohérent jusqu’au bout. 

The Sentry quant à lui se base principalement sur un riff. Mais à la différence de Bekhten’s Curse, les variations et les petits détails de ce riff sont tellement qu’il n’en devient pas du tout ennuyeux, au contraire cela rend le morceau très limpide, on garde des repères tout en découvrant des nouvelles choses, et ça c’est beau. Et puis il y a ce sublime pont en guitare clean, où Julien Deyres nous montre ses graves de baryton, précédant le solo somptueux de Mathieu Pascal. Et comment ne pas parler de Light Unseen, avec son riff d’intro funky au possible, ses guitares en contrepoint, son solo jouissif, ses blast beats ravageurs… En parlant de blast beat, il ne faut pas oublier le travail absolument dingue du batteur Karol Diers, ses parties sont à la fois très détaillées, pleine de subtilités mais en même temps terriblement efficaces. Il mêle parfaitement la technique et le feeling. Avec le chanteur Julien Deyres, qui explore de nouveaux registres vocaux qui font beaucoup de bien à Gorod, ils sont tous deux les piliers de Æthra


Donc oui, au final, Æthra, ça reste de la balle, parce que ça reste du Gorod, et pour toute les raisons que j’ai détaillé. C’est sûr que comparé à A Maze Of Recycled Creeds, leur précédent album, qui est pour moi un chef d’œuvre total, Æthra est bien moins dense, un peu trop précipité, et pas assez recherché. C’est un très bon album de Tech Death, un excellent album de Metal, un sublime album de musique… Mais un album pas terrible de Gorod. Le quintet a tellement l’habitude de pondre des perles à la chaîne que le moindre relâchement se fait beaucoup sentir, d’où ma petite déception quant à cet album. Je ne dis pas que « c’était mieux avant », car cette phrase sous-entend que l’on refuse tous changements chez un groupe. Chaque album de Gorod est différent, chacun a une personnalité qui lui est propre. Ce groupe se renouvelle constamment, et propose toujours de nouvelles choses. Æthra propose lui aussi un changement, mais cette fois ci, je trouve que ce changement ne sied pas à Gorod, et qu’il retient trop l'énorme potentiel créatif de ce groupe. 

15/20